Ben Sandler - photographer -
Métier difficile que la vente où l’on doit trouver la cadence : mise en rayon rapide de la marchandise, encaissements, lessivages, piétinement du parquet, et ce à minima deux fois quatre heures d’affilée.
Je sais de quoi je parle.
Ce ne fut pas tout à fait déplaisant néanmoins : à chaque situation sa diversité d'expériences.
Fréquemment, des clientes abandonnaient un tas de chiffons au fond des cabines.
Parfois, elles balançaient les vêtements sur les portants. Un jour, l’une d’entres elles rata ma figure de peu. J’aimais à discuter avec ces femmes hautaines, toujours surprises ô combien, qu’une simple travailleuse manuelle puisse posséder de tels diplômes.
Christophe Huet - Asile-paris.com
J'examine l'écran myope des lunettes de Sartre.
Le philosophe s'épanche sur le papier ; dissout d’un trait le malheureux serveur - réduit d'un coup à un rôle de marionnette.
J’entends les foulées rapides de l’employé. J’écoute le bruit tonitruant de chacun de ses mouvements.
Le garçon est certes vif, bruyant, précis, rapide, mais ne joue pas. Il ne s’amuse pas, il gagne sa vie. Ne triche pas, mais remplit son contrat. Chacun de ses mouvements empressés sont des victoires. Chaque foulée experte, une lutte. Il garde les yeux ouverts, bien ouverts pour répondre aux besoins du client. Courbé sur un café, il attend – au garde à vous – les directives du patron. Stoïque, il compte les semaines qui le séparent encore du jour de paye.
Jean-Paul Sartre, pendant ce temps, domine, embrasse la scène. Du haut de son esprit boursouflé pose un regard distant sur les gesticulations du pantin.
L’intellectuel serre la pointe bille du stylo sur la feuille. Pris d’exaltation, griffe sans relâche l’épais carnet de ses visions clairvoyantes. En une chevaleresque entreprise de monstration, de dénonciation de l’aliénation, le penseur met en vue – rend visible - l’imbécillité en acte : celle qui consiste à subir sans maudire, pire, à se réjouir et à jouir de son médiocre conditionnement.
Le surplomb glacial de Sartre est celui du conquérant sur le vaincu.
La vanité du connaisseur du monde sur l’ignorant.
L’esprit malin décharge toute sa supérieure logique sur la poitrine du médiocre professionnel : pas de quartier : fonction Full auto.
« Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule [...]. Toute sa conduite nous semble un jeu [...]. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. » Sartre.
Philomag
« Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule [...]. Toute sa conduite nous semble un jeu [...]. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. » Sartre.
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Les Nouveaux chemins de la connaissance d'Adèle Van Reeth :
Jean-Paul Sartre (1/4) : Le garçon de café : L'Etre et le Néant
Jean-Marc Mouillie, maître de conférences en philosophie à l' université d’Angers
Je suis un intellectuel.
« J’ai connu de grandes ambitions, des rêves démesurés – mais tout cela, le garçon de course ou la cousette l’ont connu aussi, parce que tout le monde fait des rêves : ce qui nous distingue, c’est la force de les réaliser, ou la chance de les voir se réaliser pour nous.
Dans mes rêves, je suis semblable au coursier et à la cousette. Je ne me distingue d’eux que parce que je sais écrire. Oui, c’est par un acte, par une réalité totalement mienne que je me différencie d’eux. Dans mon âme, je suis semblable à eux. »
Considération 18 – Fernando Pessoa – Le livre de l’intranquillité. p 52.
Suite du texte :
§ 2 : Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser.
§ 3 : Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, qu'un commissaire-priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard "fixé à dix pas").
§ 4 : Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n'est point qu'il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu'elle "signifie" : l'obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l'ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc.
§ 5 : Il connaît les droits qu'elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s'agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un "sujet de droit". Et c'est précisément ce sujet que j'ai à être et que je ne suis point. Ce n'est pas que je ne veuille pas l'être ni qu'il soit un autre. Mais plutôt il n'y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une "représentation" pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l'être qu'en représentation.
§ 6 : Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j'en suis séparé, comme l'objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m'isole de lui, je ne puis l'être, je ne puis que jouer à l'être, c'est-à-dire m'imaginer que je le suis. Et, par là même, je l'affecte de néant. J'ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l'être que sur le mode neutralisé, comme l'acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes... Ce que je tente de réaliser c'est un être-en-soi du garçon de café, comme s'il n'était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d'état, comme s'il n'était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit quitte à me faire renvoyer.»
Jean Paul SARTRE,
"L'Etre et le Néant",
Paris, Gallimard, 1976, coll. Tel, pp. 95-96.
La coquette :
"Voici, par exemple, une femme qui s'est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle n'en veut pas sentir l'urgence : elle s'attache seulement à ce qu'offre de respectueux et de discret l'attitude de son partenaire. Elle ne saisit pas cette conduite comme une tentative pour réaliser ce qu'on nomme « les premières approches », c'est-à-dire qu'elle ne veut pas voir les possibilités de développement temporel que présente cette conduite : elle borne ce comportement à ce qu'il est dans le présent, elle ne veut pas lire dans les phrases qu'on lui adresse autre chose que leur sens explicite, si on lui dit : « Je vous admire tant », elle désarme cette phrase de son arrière-fond sexuel, elle attache aux discours et à la conduite de son interlocuteur des significations immédiates qu'elle envisage comme des qualités objectives. [...] Mais voici qu'on lui prend la main. Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate : abandonner cette main, c'est consentir de soi-même au flirt, c'est s'engager. La retirer, c'est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l'heure. Il s'agit de reculer le plus loin possible l'instant de la décision. On sait ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne s'aperçoit pas qu'elle l'abandonne. Elle ne s'en aperçoit pas parce qu'il se trouve par hasard qu'elle est, à ce moment, tout esprit. Elle entraîne son interlocuteur jusqu'aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale, elle parle de la vie, de sa vie, elle se montre sous son aspect essentiel : une personne, une conscience. Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l'âme est accompli ; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante ni résistante - une chose."