« Il est très intéressant qu’il y ait plusieurs manières de traduire, et plusieurs manières de faire entendre une langue dans une autre. Cela implique qu’une langue n’est pas simplement un moyen de communiquer : elle est aussi une culture, un monde de phrases, de rythmes qui diffèrent. »
Barbara CASSIN, *
Sur la radiographie, les organes ressemblent à un paysage.
Des vertèbres pleines, un tas de creux et de bosses tapis sous votre 18ème degré de surface.
En y regardant de plus près, on y voit des terres brûlées, des villes cathédrales, l’embouchure d’un fleuve, 7 pathologies emboîtées comme des poupées gigognes. En discutant avec le personnel médical, en essayant de lire l’écriture serrée, aussi illisible qu’un carnet d’écrivain, on voit tout le précis de la définition des maux ; une sorte d’attentive précision. Une affirmation posée sur le monde.
En face de vous, le sourire vaguement rictusien du médecin, dit tout : on comprend immédiatement le sérieux de la situation. La pathologie a un nom, un nom précis - une réponse claire à une maladie claire. Un logos 1*
C’est l’inverse du flou, de l’étrangeté aiguë., de la singularité, du je ne sais quoi propre au patient. Un redressement de toutes ses molécules, de tous ses excès, bonheurs - sans aucun doute. L’état volatile d’une impermanence.
Le jargon est employé en flopées de médications à vous faire avaler. Oublions l’incurable. Effaçons le potentiel négatif, proposons une réponse universelle – sûre. Englobons les variations de l’infime sous une étiquette paisible – assimilable par le plus grand nombre.
Cette éradication de toute ambiguïté, de chaque marque étrange, cet évitement de la prolifération des cellules pathogènes est l’inverse de la liberté.
Hippopotame jouissant - presque spontanément - des envolées de la littérature, le portant vers le haut. Gare à la verrière.
* p 24.
1 * « : … l’illusion qu’entretenaient ces grecs, : ils imaginaient qu’il n’existait pour de bon qu’une seule langue, la leur. Ils l’appelaient d’un mot : logos. Les autres, ceux qui ne parlaient pas comme eux, étaient des « barbares », ceux qui disent « blablabla », quelque chose qu’on ne comprend pas. Vous savez ce que sont les onomatopées, « crac », « plouf », « boum ». « Barbare », c’est le bruit que fait quelqu’un qui est désigné par son bruit – un bruit inintelligible pour des grecs qui ne le comprennent pas et ne cherchent pas à le comprendre. Logos, par contraste, signifie la « langue » en grec, mais aussi la « raison ». Aristote, l’un des premiers philosophes grecs, définit l’homme comme un animal doué de logos, c’est un animal qui parle-et-pense. Les grecs supposent donc que la langue qu’ils parlent se confond avec la raison, que le grec est la langue de la raison, de l’intelligence, la seule langue possible, et que le reste n’existe pas. » Barbara Cassin, Plus d’une langue, Les petites conférences, Bayard, 2012, Montrouge
Isbn : 978-2-227-48355-2 P 12-13
P 20 : Pourtant, je crois que le mot travaille la chose, la fait être d’une certaine manière. Prenons Khaire, le mot grec qu’on utilise pour saluer. Il ne signifie pas du tout bonjour, ni good morning ou welcome, il veut dire très littéralement « jouis, prends plaisir, réjouis-toi ». Quand on se salue dans cette langue, on ne dit pas « passe une bonne journée » ou « que le jour soit bon », on dit « jouis », ce n’est pas pareil !
Barbara Cassin - 30 août 2014 -Tournai - Jardin de l'Évêché - lisant La Nostalgie : un surcroît de matière à chanter par le vent, à souffler en variations de lumière. Mon jardin.