Edward Hopper - Compartiment C - voiture 193.
Sous le ciel du texte, la lecture est d’azur, la vision porte loin, l’horizon lumineux semble ignorer les obstacles.
Et pourtant, à bien y regarder, le marbre des mots prend des formes nébuleuses, son reflet miroitant nous aveugle. Plus on creuse, plus l’apparence lisse révèle des fractures, des nervures granitiques abyssales offrant des directions contradictoires, des embranchements impossibles, des passages diablement bien camouflés.
Le spectre du sens couvre tout d’un fond brumeux, piège peut-être même des contresens. Entendre, dans un tel cocktail revient à extraire les modulations d’un glaçon, dans un verre de Żubrówka à 2 mètres d’un conflit armé. La signature acoustique à fort stimulus de ralliement développe une triangulation naturelle qui – débarrassé de son harmonique - fait exploser les barrières sociales – brouille les points de vue – et peut déclencher la signalétique du rond et de la confusion.
A. S. Pouchkine, dans son « poème sans titre de 1830 » nous conte cet état de surdité :
Un sourd citait un sourd devant le juge sourd.
« Il m’a volé ma vache ! » criait le premier sourd.
« Permettez, lui hurla le second, cette terre
Appartenait déjà à mon défunt grand-père. »
Le juge statua : « Evitons le scandale,
Mariez le gars mais c’est la fille la coupable. »
Comment sortir du chaos et du désordre, de la cabane des mots, du grand bordel des babillages où l’obscur se mêle aux troubles ?
« Tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l’orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s’y établirent. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu ! La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la face de la terre ».
(Genèse, 11, La Bible de Jérusalem)
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"La tour de Babel de Pieter Bruegel l’Ancien et la cochlée racontées par le biologiste Jean Claude Ameisen". Universciences.
Chaque mot – du moins la plupart d’entre eux, se livre au culte – à la débauche - des attributs**qu’on lui affecte.
Tous ces attributs forment des particularismes qui se structurent et par la même occasion influencent notre jugement… En d’autres mots, nous les déterminons en même temps qu’ils nous orientent – déforment – gouvernent
Toute langue est égocentrée – c’est-à-dire fondée sur l’assimilation du savoir et de l’expérience, en même temps qu’elle est égo-sociale c’est-à-dire active des liens, des oppositions, etcetera. Elle reflète et fixe les tourments principaux d’une société. Ainsi les Inuits possèdent-ils une douzaine de termes pour désigner les différents états de la neige – de même que pour les nuances de glace.
qanik - neige qui tombe
aputi - neige sur le sol
pukak - neige cristalline sur le sol
aniu - neige servant à faire de l'eau
siku - glace en général
nilak - glace d'eau douce, pour boire
qinu - bouillie de glace au bord de la mer
sitilluqaaq « une récente masse dure » s'applique à une congère de neige durcie qui s'est formée après une tempête
Le territoire du mot est donc large, vaste, solide mais également mou et labile. Le sens fonctionne comme un nuage d’éléments stables, distinctifs tout en étant changeant en qualité et quantité, le tout suspendu dans le vide.
Barbara Cassin - Philosophe - Directrice de recherche au CNRS
Extrait d'une conférence donnée à propos du "dictionnaire des intraduisibles."
La logologie.
"...Comme de légers nuages apparaissent dans un ciel pur."
Lev Vygotski dans Pensée et langage, emprunte cet exemple à Idelberger :
« Dans un autre exemple souvent cité, l’enfant désigne par le mot « coua » d’abord le canard qui nage sur l’étang, puis tout liquide, y compris le lait de son biberon. Plus tard, lorsqu’un jour il voit un aigle représenté sur une pièce de monnaie, il donne alors à la pièce cette même appellation et cela suffit pour que par la suite le mot « coua » désigne tous les objets ronds rappelant une pièce. Nous avons ici un exemple typique du complexe en chaîne, où chaque objet s’incère dans le complexe sur la base exclusive d’un caractère distinctif qu’il a en commun avec un autre élément et où le caractère même de ces traits distinctifs peut se modifier à l’infini. » 1* p 238
« Cette forme par complexes de la pensée enfantine entraîne cette particularité que les mêmes mots peuvent avoir dans des situations différentes des significations différentes, et même, dans des cas exceptionnels, particulièrement intéressants pour nous, un même mot peut chez l’enfant cumuler des significations opposées, dès lors que celles-ci sont en corrélation l’une avec l’autre, comme le couteau avec la fourchette. » 1*
L’homonyme détient les mêmes particularités. Un même mot – explique Barbara Cassin peut receler des sens opposés… et pourtant, il n’est pas sûr que ces homonymes a priori sans liens les uns avec les autres ne fassent pas tout ou partie d’un ensemble.
En outre le parfaite synonymie d’une langue à l’autre pour un même mot existe-t-elle réellement ? En russe, la libellule explique Lev Vygotski s’est substituée à la Cigale du fameux poème de La Fontaine « La cigale et la fourmi », ceci afin de garder l’idée de frivolité, etc.
« De même, sous l’angle de la fonction dénominative, des objets identiques coïncident dans des langues différentes mais le nom d’un même objet dans ces diverses langues peut dépendre de critères absolument différents [Britt-Mari Barth parle d’attributs]. Le mot russe portnoj [tailleur] vient du vieux russe port – « morceau de tissu », « couverture ». En français et en allemand la dénomination de ce même homme dépend d’un autre critère – du mot « tailler », « couper ». » 1* p 244.
« Prenons par exemple l’histoire du mot russe sutki. A l’origine il signifiait « couture », « endroit où s’assemblent deux morceaux de tissu », « deux choses tissées ensemble ». Puis il désigna n’importe quelle jointure, le coin de l’isba, l’endroit où deux murs se rejoignent. Par la suite il désigna au sens figuré le crépuscule, point de jonction du jour et de la nuit, et enfin, englobant le temps qui va du crépuscule ou la période de temps qui inclut le crépuscule du matin et celui du soir, il se mit à signifier « le jour et la nuit », c’est-à-dire vingt-quatre heures, sens qu’il a aujourd’hui ».1* p 245.
Difficile donc de s’y retrouver… Avec Barbara Cassin, nous sommes entre de bonnes mains, nous n’avons aucune raison d'être inquiets.
La philosophe navigue entre les traductions. Poursuit ses incessants allers-retours entre les continents de langues. De ce lent voyage, surgit des résonances singulières, des gazouillis de l'infime, des signes murmurés entre les lignes mais audibles. « C’est d’ailleurs qu’on se voit. »
« … ces phrases – nous confie Barbara Cassin - sont des réponses à d'autres phrases : comme le souligne Nietzsche, les textes grecs, ce sont des palimpsestes. Il est certain que Gorgias reprend Parménide, de même que Parménide reprend Homère. Tout cela peut se lire, encore faut-il avoir un immense savoir que j'ai essayé d'acquérir autant que j'ai pu, et que j'essaie de continuer à acquérir. Je crois qu'on comprend par là ce que veut dire " culture " : un texte est toujours aussi un texte de textes, surtout pour les Grecs. » 2*
Barbara Cassin
"Le sens, c’est d’abord le flair… et puis c’est l’intuition, l’intellect.
Sens veut dire sens : sensation et signification.
C’est à partir d’une autre langue qu’on s’aperçoit de sa propre langue.
C’est d’ailleurs qu’on se voit."
On se laisse gagner par l'enchantement des découvertes..: Comme dénicher de la vaisselle intacte sous des gravas après une tempête. Dégager le bois du sable. La surprise de micro-découvertes est interrompue par certains soubresauts : Contempler les signes cabalistiques de la culture.
« Quand j'ai enseigné la philosophie dans les lycées ou même quand je l'ai enseignée dans des endroits plus bizarres que les lycées, par exemple les PTT (j'ai en effet eu un parcours très atypique), je me suis aperçue que ce qui m'intéressait et ce qui intéressait les élèves, à quelque niveau qu'ils soient, c'était le travail qu'on faisait sur les textes. C'était là où il se passait vraiment des choses, et pas dans les idées générales. Ce travail se faisait sur les textes en langues, forcément. » 2*
L'abondance inhabituelle des tournures poétiques.
Les brusques variations de signification.
On avance sur le souffle fascinant des changements de vent.
« Pour tuer la poésie, il suffit de poser qu’il y a une correspondance absolue, parfaite entre les mots et les choses : alors la poésie n’est plus possible, puisqu’elle travaille au contraire dans la distance entre les deux. Ce que j’appelle exil, c’est cette distance entre le poète et la réalité qu’il ne reproduit pas mais qu’il produit, qu’il élabore, qu’il travaille à transformer. (…) Au fond, la tâche de la poésie est de rappeler que le sens n’est jamais achevé, que l’identité est toujours en avant, du côté de l’avenir, non pas dans le passé, dans une tradition immuable, appelée à se répéter indéfiniment ».
Adonis, auteur du Poème de Babel (écrit en 1977)
La poésie prospère, prolifère, résiste, crève la terre.
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« En toute créature visible, il y a quelque chose de caché ; Dieu veut que nous le cherchions, et qu'après l'avoir trouvé, nous nous réjouissons de cette découverte. » Saint Augustin.
Je rentre dans ce logiciel, je rentre dans google « Et Dieu créa l’homme à son image. »
Et je demande à le traduire en allemand – j’obtiens une phrase que je demande de traduire en français.
Et j’obtiens « Et l’homme créa Dieu à son image. »
« Les humanités, ça devient une résistance... Faire passer à l’autre.
C’est beaucoup plus compliqué que de simplement communiquer.»
"Un intraduisible, c'est quelque chose qu'on n'arrête pas de retraduire."
"C'est un idéal." Barbara Cassin.
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** Les attributs sont physiques, observables (taille, son, forme, goût, couleur, température, densité, nombre, volume, consistance, poids, éclat, texture, état, odeur) non physiques, non observables (catégorie, classification supérieure ou inférieure – fonction : utilité, rôle - lieu ou place : relation entre un concept et son emplacement - temps : existence dans le temps - cause/effet : conséquence - séquence : ordre dans lequel il arrive - origine)
[Explication personnelle : Pour faire simple, une chaise, c’est : 4 pieds, un dossier mais pas d’accotoirs (car alors, il s’agit d’un fauteuil) et avec un dossier, sinon, il s’agit d’un tabouret.]
Britt-Mari Barth, l’apprentissage de l’abstraction, méthodes pour une meilleure réussite de l’école ; RETZ, 1987, isbn : 9-782725-611990 p 119.
1 * Lev Vygotski ajoute : ;
Le fait que l’enfant désigne par le mot « avant » un rapport temporel qui peut être aussi bien « avant » qu’ « après » ou emploie le mot « demain » pour désigner également hier et demain forme une analogie parfaite avec ce que les chercheurs ont depuis longtemps remarqué dans les langues anciennes – hébraïque, chinoise et latine -, c’est-à-dire qu’un même mot comportait deux significations opposées. Ainsi les Romains désignaient par le même mot le haut et le profond. Cette combinaison dans un même mot de significations opposées n’est passible que dans la pensée par complexes, où aucun objet concret entrant dans un complexe ne se confond par là même avec les autres éléments du complexe mais conserve toute son autonomie concrète.
[Ici, naturellement, Lev Vygotski décrit ce type de pensée comme une pensée enfantine, primitive, dans le sens de primaire . Il se situe au dessus – dans l’idée de progrès – d’élévation, comme la suite le confirme lorsqu’il cite … L. L évy-Bruhl, Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, p 77-78. Difficile de s’extirper des pensées de son temps... Néanmoins, il nuance ses propos lorsqu’il indique :
« Cependant une analyse minutieuse des liaisons qui sont établies par la pensée primitive et qui extérieurement ne s’écartent pas de notre logique nous convainc que les unes et les autres relèvent au fond du même mécanisme de pensée par complexes. » p 240.
« Pour que les mots coïncident dans leur référence concrète, il faut qu’ils indiquent le même objet. Mais ils peuvent indiquer le même objet par des procédés différents.
[…]
Les mots russes luna et mesjac désignent le même objet [lune] mais le désignent selon des modes différents, gravés dans l’histoire du développement de chacun d’eux. Luna est lié étymologiquement au mot latin qui signifie « capricieux », « inconstant », « fantasque ». Quand on a donné ce nom à la Lune on voulait évidemment mettre en relief le caractère changeant de sa forme, son passage d’une phase à l’autre, en tant que sa différence essentielle avec les autres corps célestes. La signification du mot mesjac est liée à celle de « mesurer ». Il signifie le « mesureur ». Quand on a donné ce nom à la Lune on voulait par là mettre en relief une autre propriété, c’est-à-dire que les phases de la lune permettent de mesurer le temps. »» p 244.
« La découverte que les significations de mots ne sont pas immuables, constantes, invariables et qu’ elles se développent est une découverte capitale, qui seule peut sortir toute la théorie de la pensée et du langage de l’impasse où elle est engagée. La signification du mot n’est pas immuable. Elle se modifie au cours du développement de l’enfant. Elle varie aussi avec les différents modes de fonctionnement de la pensée. C’est une formation plus dynamique que statique. La variabilité des significations n’a pu être établie qu’à partir du moment où la nature de la signification elle-même a été correctement définie. Cette nature se manifeste avant tout dans la généralisation qui est contenue en tant qu’élément fondamental et central dans tout mot car tout mot déjà généralise. » P 427 :
P 428 : Tolstoï : « Le rapport du mot avec l’idée et la formation de nouveaux concepts sont un processus de l’âme si complexe, si mystérieux et délicat […] » L. N. Tolstoï, Articles pédagogiques.
[…] le rapport de la pensée avec le mot est avant tout non une chose mais un processus, c’est le mouvement de la pensée au mot et inversement du mot à la pensée.
[…] Bien entendu il ne s’agit pas d’un développement déterminé par l’âge mais d’un développement fonctionnel et le mouvement même de la pensée de la pensée qui va de l’idée au mot est un développement. La pensée ne s’exprime pas dans le mot mais se réalise dans le mot.
P430-431 : Ainsi, dès l’origine, la pensée et le langage ne sont absolument pas taillés sur le même modèle. On peut dire en un certains sens qu’il existe entre eux une contradiction plutôt qu’une concordance. La structure du langage n’est pas simple reflet, comme dans un miroir, de celle de la pensée. Aussi le langage ne peut-il revêtir la pensée comme une robe de confection. Il ne sert pas d’expression à une pensée toute prête. En se transformant en langage, la pensée se réorganise et se modifie. Elle ne s’exprime pas mais se réalise dans le mot. Et c’est justement parce que les processus de développement de l’aspect sémantique et de l’aspect phonétique du langage sont orientés en sens inverse qu’ils forment une véritable unité.
Lev Vygotski – Pensée et langage – La dispute. Paris 1997 ; Isbn : 2-84303-004-8
2* Dialogues Barbara cassin - Colette Briffard.
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Barbara cassin - La nostalgie. France culture, bien sûr !