Ne pas tomber dans
« Le … positivisme plus ou moins naïf
qui prétendrait se borner à « laisser parler les faits »
Claudine Cohen (1), p 250.
La méthode Zadig, La trace, le fossile, la preuve
On parle de sciences exactes.
A priori, quoi de plus banal ? De plus anodin ? De plus fiable ? Que l’histoire écrite avec un grand H ? Apprise par cœur, justifiée au nom d’une vérité - objective et inattaquable. Nous désignons l’histoire comme le plus sûr moyen de nous cultiver sérieusement. Au point que nous l’envisageons sous un joug réaliste, celui de faits « avérés », sous l’angle d’une « Réalité » historique, incontestable. Nous en faisons un objet de savoir idéal. Une religion. Ne parle-t-on pas des « Grandes Leçons de l’Histoire ? »
Mais tout n’est pas aussi simple. Les faits ne sont peut-être pas aussi objectifs qu’on pourrait le penser.
Ainsi, partons d’une assertion ô combien ressassée :
1492, Christophe Colomb découvre l’Amérique.
Information réelle ou interprétation subjective ?
Le problème est bien celui-ci : c’est celui de la manière dont nous allons formuler l’histoire.
Effectivement 1492 et Christophe Colomb constituent deux faits indiscutables.
Pour le reste...
William Henry Powell (Peintre américain 1823 - 1879), Discovery of the Mississippi by De Soto, 1541.
Qu’est-ce qu’une découverte ?
« 1) Action de découvrir, de trouver, de faire connaître ce qui n'était pas connu. La découverte d'un trésor, d'un pays. Faire une découverte. La découverte de la vaccine par l'anglais Jenner. La découverte de l'Amérique, des satellites de Jupiter.
Fig. Chose nouvelle qu'on aperçoit dans un sujet quelconque.
Voyage de découvertes, navigation dont le but est de trouver des terres, des îles, des baies, des roches, ou, en général, des objets qui étaient ignorés des navigateurs, des géographes, des naturalistes. »
2) Terme de guerre et de mer. Aller à la découverte, aller en avant d'une armée navale ou de terre pour trouver l'ennemi, reconnaître ses forces et savoir la route qu'il tient.
Par extension, aller observer ce qui se passe.
Il leur fallait tous les jours des voitures pour aller à la découverte, et ils ne découvraient rien. [Voltaire, l'Ingénu, 13]
Être à la découverte, être à la recherche.
Terme de marine. Bâtiment léger envoyé en avant ou sur les ailes d'une escadre, pour observer les mouvements de l'ennemi. Matelot en vigie au haut d'un mât. » Littré .
Pour le « Larousse » :
A) Action de découvrir ce qui était caché, dissimulé ou ignoré ; la chose découverte : Découverte d'un trésor, d'un complot.
B) Action de trouver, d'inventer un produit, un matériau, un système nouveau ; invention : Découverte de la pénicilline.
C) Fait de prendre conscience d'une réalité jusque-là ignorée ou à laquelle on n'attachait aucun intérêt ; révélation : La découverte du monde extérieur par le petit enfant.
D) Personne, artiste révélé récemment au public : Une des dernières découvertes de la chanson.
Ces définitions se classent en 2 catégories :
1) Découvrir ce qui était caché ( 2- A - B – D et 1 pour partie ) ce qui suppose une volonté implicite ou explicite de la personne cherchant.
L’exemple 1, de la découverte d’un trésor ou de « la vaccine » suppose un acte volontaire de la part du chercheur. De même, la découverte de la pénicilline souvent citée comme un cas exemplaire d’intervention du hasard (sérendipité) est le résultat d’un travail préalable effectué par Alexander Fleming sur les bactéries.
L’exemple D d’une « révélation musicale » implique un travail singulier et personnel - une caractéristique - de la personne elle-même qui engendrera sa notoriété.
2) Faire connaître – révéler - ce qui n’était pas connu ( 1, - C ).
Les cadres des définitions C et 1 correspondraient mieux à la découverte telle qu’on l’entend à propos de Christophe Colomb. Quoi que de placer la découverte d’un trésor sur le même plan que la découverte de l’Amérique soit surprenant - pour le moins - voire sujet à caution. En ceci qu'un trésor enfoui est un objet, qui plus est réellement caché au monde, il est en "sommeil", sa découverte et son appropriation sont légitimes, s'en "emparer" ne fait de mal à personne.
La découverte d'un continent est d'un tout autre ordre.
L’étymologie précise :
Étymol. et Hist. 1209 a le descoverte « ouvertement, franchement » (Reclus de Molliens, Charité, 29, 7 ds T.-L.); 1595 descouverte « action de trouver ce qui était ignoré ou caché » (Montaigne, Essais, éd. A. Thibaudet, livre III, 5, p. 995). Part. passé fém. substantivé de découvrir*.
Trois remarques - de taille - s’imposent. Première remarque :
Christophe Colomb n’a pas découvert l’Amérique volontairement.
Christophe Colomb pensait effectivement trouver une voie plus sûre – ou du moins plus aisée – à fin d’atteindre les Indes. Le voyage sur mer étant – on comprendra pourquoi – moins soumis au brigandage, mais surtout, les voies terrestres faisant l’objet d’octrois ou d’embargos divers et variés de la part des pays traversés. Le commerce étant remis en cause par les turcs, Isabelle se laissa convaincre de la nécessité d’une telle expédition. Il s’agit bien d’une lutte pour l’hégémonie.
Première leçon, l'inscription narrative de cette erreur, son analyse n'ont pas eu lieu dans l'histoire (ou si peu). L’image du tâtonnement, de l’erreur, succède à l’autre, à une vitesse impressionnante… à une vérité qui nous arrange ?… La proposition a fait place à une autre, plus grandiose, clinquante pour le coup – réjouissante pour les occidentaux que nous sommes. Christophe Colomb – nous autant dire - avons découvert l’Amérique !
L’assertion suivante : « Christophe Colomb est tombé – par hasard – sur l’Amérique croyant découvrir l’Inde. » serait plus juste. Mais avouez que cela est beaucoup moins « réjouissant ».
Cette découverte « accidentelle » est un exemple – nous dit-on - de Sérendipité.
Soit.
Ce serait l’action de trouver quelque chose d’inattendu.
Soit.
On me rétorquera : peu importe si Christophe Colomb « est tombé sur l’Amérique par hasard », il l’a quand même découverte le premier !
Est-ce vrai ?
Deuxième remarque, Christophe Colomb n’était pas le premier.
Dans le sillage des Vikings.
Eif Erikson Leif vient de découvrir l’amérique qu’il nomme le Vinland (arte)
Là encore, les recherches attestent de la fausseté de cette assertion.
Jared Diamond, dans son livre intitulé « Effondrement » rappelle l’occupation Viking de l’Amérique.
Laquelle a quand même duré deux décennies.
La colonisation du « Vinland », littéralement « Pays du vin » par les Vikings est fascinante.
« Les Vikings – écrit Jared Diamond - établirent donc un camp de base sur Terre-Neuve pour y passer l’hiver, afin de pouvoir consacrer la totalité de l’été suivant aux explorations.
Les explorations du Vinland dont l’histoire a conservé la trace furent organisées au départ du Groenland par deux fils, une fille et une belle-fille du même Erik le Rouge qui avait fondé la colonie du Groenland en 984. Leur objectif était de prospecter le territoire, afin d’identifier ce qu’il avait à offrir et d’évaluer son potentiel par la colonisation. D’après les sagas, ces premiers explorateurs emportèrent du bétail à bord de leurs navires, de manière à pouvoir éventuellement établir une colonie permanente dans le pays si celui-ci leur paraissait favorable à leur installation. Par la suite, après que les Vikings eurent abandonné cette idée de colonisation, ils continuèrent d’explorer la côte nord-américaine pendant plus de trois cent ans dans le but de trouver du bois de construction (dont les réserves étaient toujours minces au Groenland) et peut-être d’extraire du fer sur les sites où l’abondance du bois rendait possible la fabrication du charbon de bois (qui lui aussi était rare au Groenland) pour la fabrication d’outils.
Nous disposons de deux sources d’information concernant ces tentatives de colonisation de l’Amérique du Nord par les Vikings : les comptes rendus écrits et les fouilles archéologiques. Les comptes rendus écrits se présentent essentiellement sous la forme de deux sagas… intitulées La saga du Groenland et La saga d’Erik le Rouge. » p 326 – 327.
De fait, les vestiges retrouvés ne sont pas minces :
« Le site de l’Anse aux Meadows, dont la localisation semble correspondre à la description fournie par les sagas d’un camp connu sous le nom de Leifsbudir est constitué de vestige de six constructions, parmi lesquelles trois vastes résidences pouvant accueillir quatre-vingt personnes, une forge où l’on extrayait la limonite et où étaient fabriqués des clous en fer pour les bateaux, un atelier de charpentier et des ateliers de réparation des navires, mais on n’y trouve ni bâtiment de ferme ni matériel agricole.
D’après les sagas, Leifsbudir n’était qu’un camp de base dont le lieu avait été choisi parce qu’il permettait de passer l’hiver et de repartir en exploration une fois l’été revenu ; les véritables centres d’intérêts des Vikings doivent bien plutôt être recherché du côté de ces zones d’exploration qu’on appelle le Vinland. » (2) P 329.
Pourquoi la colonisation Viking a-t-elle échoué ?
Les sagas, dit Jared Diamond, l’expliquent par un manque de tact vis-à-vis d’indiens de plus en plus hostiles. Dès leur arrivée, les Vikings rencontrèrent neuf indiens ; ils en tuèrent huit. Le rescapé revint donc plus tard, accompagné de nombreux autres. « On prétend que Thorvald, agonisant, arracha une flèche de son ventre et déclara : « Il y a de la graisse autour de mon ventre ! Nous avons trouvé un beau pays regorgeant de fruits, mais on ne nous laissera guère en profiter. » (2) p 331
Les vagues de colonisations successives aboutirent toutes au même résultat : les Vikings par manque d’échanges culturels finirent toujours par se mettre les populations autochtones à dos.
Valhalla Rising, le Guerrier Silencieux. (pour public adulte et vacciné),
On me rétorquera :
Certes les Vikings ont sans doute été les premiers à fouler le sol américain mais – il y a toujours un mais – ces derniers ne l’ont pas ‘fait savoir’ au ‘reste du monde’, ils n’ont donc pas « Découvert l’Amérique ».
D’accord, on veut jouer sur les mots, alors dansons sur les mots !
Troisième remarque :
Christophe Colomb a-t-il fait savoir au reste du monde qu’il avait « découvert » l’Amérique ?
La réponse ne vous surprendra pas, là encore, est négative.
Non seulement Christophe Colomb n’a jamais fait savoir ‘au reste du monde’ qu’il avait « découvert » un nouveau continent, mais plus grave encore, il n’en a jamais eu conscience. La 'découverte' ayant été réalisée après.
« En partant – écrivent Pek van Andel et Danièle Bourcier – il ne savait pas où il était allé. Il avait cependant vécu la plus grande aventure de tous les temps. Bien qu’il fit quatre voyages aux Indes orientales, il mourut sans savoir qu’il avait découvert un nouveau monde. » (3) p 95.
La définition prodiguée par le Larousse tombe donc.
« Action de découvrir, de trouver, de faire connaître ce qui n'était pas connu. »
La règle appliquée aux Vikings, devant – par une honnêteté intellectuelle primaire - de base - s’appliquer de même à Christophe Colomb.
Eh bien non, on nous rétorque avec le plus grand sérieux : « OK, il ne l’a jamais su de son vivant… Mais… Mais il est précurseur. APRES LUI LES CHOSES NE SERONT PLUS JAMAIS COMME AVANT ! IL A FAIT PLACE A LA DECOUVERTE DU MONDE ! »
Rien que ça.
Conclusion :
Christophe Colomb est un navigateur qui s’est beaucoup trompé.
Christophe Colomb n’a pas découvert l’Amérique mais « est-tombé-dessus-par-hasard-en-croyant-trouver-l’Inde-sans-jamais-réaliser-son-erreur. »
Il a accosté sur des îles américaines, les bahamas, proches d’un continent non pas désert mais habité de milliers d’autochtones. Des terres non pas inconnues « du monde » mais juste inconnues de nous, de notre point de vue idéalo – européano – centré.
Comme si ce continent n’avait eu aucune forme d’existence avant notre arrivée ! Comme si les indiens (appelés ainsi par la même confusion de l’Amérique avec l’inde) n’avaient pas eu d’historicité propre (Cela a donné la suite que l’on sait.).
----------------------------------------
Nota Bene : Précisions importantes !
Le but de cet article n’est pas de trancher si « Christophe Colomb a découvert l’Amérique » ou « n'a pas découvert l’Amérique » - je ne suis pas historienne - le but est d’interroger le sens des mots, sur le sens – profond – des choses. Sur ce qu’entraîne tel ou tel vocable. Là je dispose d'une petite compétence car je puis regarder les définitions du dictionnaire et réfléchir. Essayer de comprendre pourquoi le terme de « découverte » a été utilisé - préféré - à celui par exemple de "trouver" ou " tomber sur" n’est donc pas hors de portée.
La valeur de la philosophie tout comme l’enseignement, à mon sens, se situe dans leurs capacités à interroger, leurs encouragements à apprendre – cette invite à penser.
C’est-à-dire à aller jusqu’au bout du sens de ce qui est dit, à réfléchir sur les mots, sur leurs implications – à saisir les nuances.
Il s’agit – donc – d’un article destiné aux adultes et exclusivement à eux.
Ce n’est pas un cours d’histoire, bien sûr.
--------------------------------------
(2) Jared Diamond – Effondrement – Folio essais – Malesherbes - 2009 – Gallimard – isbn : 978-2-07-036430-5
P 292 : "… l’abandon forcé par les Vikings de leur colonie la plus lointaine, le Vinland, vers l’an 1000, après seulement deux décennies d’occupation.
… Lorsque des immigrants colonisent une nouvelle terre et se l’approprient, le mode de vie qu’ils y établissent reprend en général des caractéristiques du mode de vie qui était le leur dans leur pays d’origine ; ils puisent dans un « capital culturel » de connaissances, de croyances, de moyens de subsistance et d’organisation sociale accumulés dans leurs pays d’origine. "
p 325 :" La brève existence de la colonie viking la plus éloignée de l’Atlantique Nord, le Vinland, constitue en elle-même une histoire fascinante. Considérée comme la première tentative européenne de colonisation des Amériques, près de cinq cents ans avant Christophe Colomb, elle a fait l’objet de spéculations romantiques et de nombreux ouvrages. Pour le présent ouvrage et ce qu’il entend montrer, les leçons les plus importantes de l’histoire du Vinland sont celles que l’on peut tirer des causes de son échec."
(3) Peek van Andel, Danièle Bourcier - De la sérendipité, dans la science, la technique, l'art et le droit, leçons de l'inattendu - Act Mem, libres sciences, ISBN : 9782355130182.
Editions Hermann. Sérendipité, le hasard heureux (tout dépend pour qui).
