« Au début, un enfant, s'il doit se sentir libre
et devenir capable de jouer,
a besoin d'être conscient d'un cadre,
il a besoin d'être un enfant insouciant. » 1*
Donnald Woods Winnicot 2 *
Quiconque entre dans une classe – a fortiori située en zone difficile - s’expose au déchaînement des passions humaines. Le vent des rires, le bruit des règles glissées, des stylos lâchés, des trousses ouvertes et vidées à grand fracas, des manteaux déplacés, des taille-crayons disputés. Les cris hystériques face à l’embryon d’une araignée, le duvet d’une abeille butant la vitre, la tempête des tempéraments, les éclats de voix, le son des chaises levées et claquées, le cliquetis des sacs ouverts/ fermés/ ouverts, peuvent venir à bout du plus patient des enseignants. Bref, la classe contraste spectaculairement d’avec la douce tranquillité d’une balade en forêt. Un retrait tactique n’étant guère envisageable, l’agitation perpétuelle difficilement supportable… Que faire ? Comment passer la tourmente sans la fuir ? Comment rassurer, générer un environnement stable sans se perdre en de futiles combats ?
Bienvenue en terra pédagogica.
Bienvenue ‘Entre les murs’. La fiction inspirée d’évènements réels, se pare d’une valeur symbolico-pédagogique.
François Marin (alias François Bégaudeau 3* – les deux images se confondent) est la figure du démocrate par excellence. Tout le monde a envie de lui ressembler ou presque..
« Quand il y a quelque chose de bien, déclare-t-il, j’ai envie que tout le monde en profite dans la classe. » A l’écoute de ses élèves, compétent, le professeur tressaille, frissonne, se démène afin de transmettre des savoirs envers et malgré les difficultés rencontrées, lesquelles ne sauraient être minces en banlieue parisienne. Les échanges verbaux dans cette 4ème sont ouverts, sans être libres. Entre directivité et laisser-faire, François Marin propose, discute, réclame les carnets de correspondance, oriente, guide sans étouffer ni – trop - baisser les exigences.
Marin, c’est la figure de l’enseignant actif - impliqué – celui qui livre le combat de la culture, au centre de l’action, aux premières loges. Son travail relève du sacerdoce, en sa présence le mot « vocation » s’extirpe d’une définition virtuelle et se matérialise pour de bon. L’ancien premier de classe – au curriculum impressionnant – reste humble et modeste, se jette dans le combat, prend tout dans les dents, rage et enrage pour défendre ses élèves, leur rendre une dignité, identifier leurs besoins, tenter d’y répondre.
Idyllique ?… Nous verrons.
Barrington Kaye et Irving Rogers 4* ont apprécié l’influence qu’un leader pouvait produire sur le travail des éléments encadrés. Pour ce faire, les chercheurs américains se sont emparés de 3 figures :
- l’autocrate,
- le permissif,
- le démocrate.
Bien évidemment, ces figures sont conceptuelles, leurs particularismes volontairement contrastés sont sans doute excessifs, leur nature distincte est probablement trop tranchée. Soulignons, enfin, un fait non prévu - à ma connaissance - par les chercheurs mais non moins prévisible, celui des troubles de l’âme amenant l’humain à adopter une attitude plutôt démocrate, plutôt permissive ou autocrate au gré de son humeur ou des évènements rencontrés. Ce qui frappe le lecteur des études pratiquées par Barrington Kaye et Irving Rogers - on le pressentait, mais encore fallait-il en avoir la preuve – c’est combien l’attitude et l’action de l’encadrant modifie les agissements de l’encadré.
Chez François Marin, le caractère démocrate domine, sans aucun doute. L’enseignant – aux prises avec le modèle auquel il tient – est animé par les jeux d’esprit voltairiens, « On est toujours l’imbécile de quelqu’un. », par le plaisir de la contradiction, use d’humour et d’ironie. Néanmoins, libérer la parole d’autrui n’est pas anodin.
Etre « cool », compréhensif ; Jouer sur le registre du familier, du proche – n’est pas exempt de danger. La potion génère des effets secondaires. La vivacité des échanges oraux, la parole libre et non codée, d’une nature apparemment ouverte se pare d’un brin de banalité, puis, rapidement, s’emporte en bouquet de familiarité, lequel roule en meule sauvage et sans entraves. « Vous charriez trop, c’est un truc de ouf. » ne manque pas lui reprocher Esméralda dans un langage se voulant hyper-moderne, en réalité, le contraire d’un esprit libre.
« Les esprits libres résistent au jeunisme. » dénonce Charles Coutel. Le philosophe ajoute :
« Les esprits libres résistent au fatalisme sociologique.
Les esprits libres résistent … au paradoxe de l’ignorant ou au paradoxe de l’illettré… « Moi j’ai deux mots à ma disposition et je crois qu’avec les 12 mots, 15 mots, je peux dire la richesse du monde. .. Trop fort de ché trop fort. »
Charles Coutel - L'éducation en questions 1/4: Condorcet: qu'est-ce qu'une éducation républicaine ? 03.09.2012 - 10:0
Danièle Sallenave 5* - grande connaisseuse des classes de collèges et lycée Marseillais, commente les écrits de François Bégaudeau :
« C'est du reste un passage extrêmement drôle du livre de Bégaudeau où celui-ci tente de leur apprendre la différence entre « insulter » et « traiter de » : « Monsieur, vous m'avez traitée !
- Non, on dit insulter.
- Vous m'avez insultée de pétasse !
- Non, on dit traiter... »
Allez vous y retrouver. C'est cela que j'aime dans son livre; ce que j'aime moins, c'est quand il entre dans le jeu, leur répond sur le même ton, et avec le même vocabulaire. Que lui aussi emploie ce mot affreux de pétasse »
Le rêve triangulaire de l’échange sincère entre – professeur, savoir, élèves - dénué d’arrières pensées, l'utopie d'une liberté sans entraves, c’est-à-dire le confortable ‘ami-ami’ tourne rapidement au cauchemar. A gommer les clôtures, à rendre les frontières floues, impalpables, la ligne du « tout est permis » se rapproche. Le mouvement s’accompagne de pulsions moins idylliques, de volontés sombres, de jeux de puissances pas franchement amicales.
Les élèves ont tôt fait de brandir l’arme de la ‘négociation’, de braquer vers le professeur le canon de la transaction comme outil d’asservissement. Le jeu d’oscillation entre la parole du sachant et de l’instruit se déséquilibre. Les règles d’écoute et de respect s’effacent. Les velléités de dominations se réveillent... A susciter les réactions, titiller par un dialogue direct, on peut se faire mettre en pièce.
Le ‘démocrate permissif’ passe dés lors rapidement du statut de maître à celui de laquais, contraint sans cesse à parlementer, enjoint pour un ‘oui ou un non’ à s’expliquer - sommé de se justifier.
Les vieilles violences retrouvent leur prime jeunesse.
C’est qu’il n’est guère aisé de s’élever - comme l’indique Condorcet - au dessus de notre propre médiocrité.
Il dit à sa fille : « Si tu n’as point porté les arts à un certain degré de perfection. Si ton esprit ne s’est point formé, entendu , fortifié par des études méthodiques [élémentaires précise Charles Coutel] tu compterais en vain sur tes ressources. La fatigue, le dégoût de ta propre médiocrité l’emporteraient bientôt sur le plaisir. »
Paradoxalement, explicitent Barrington Kaye et Irving Rogers, le leader permissif obtient peu de résultats. En absence de cadre, les éléments font montre de peu d’ardeur au travail, les initiatives sont pratiquement inexistantes. La description des chercheurs fait frémir : les rapports de force explosent : réactions de mépris, craintes, agressions se multiplient. La contestation gronde. Les esprits s’agitent. Les individus ne sachant comment s’accorder, développent des réactions d’hostilités et d’autodéfenses faites d’alliance, de soumission, d’animosité. Le danger pour certains éléments – paisibles, non aguerris à ce type de lutte - est réel. La figure de l’humilié fleurit dans cette diversité d’abus. C’est la défense, l’alternative répondant – sans doute – à l’angoisse du « libre jeu des passions de chacun », de l’exercice des intérêts privés. Le bouc émissaire cristallise l’ensemble des frustrations. S’en prendre à une nature sensible, canaliser les actes de puissance sur cette dernière, permet – fut-ce très momentanément, de dévier le champ de la violence, bouclier fragile permettant de se ‘sauver’ soi-même, de se conserver.
Retour au film…
Place à un moment de cours intitulé l’« Autoportrait. » :
Souleymane se balance sur sa chaise. (La perfection du balancement est accompagnée de la rumination compulsive des muscles masticateurs.)
François M. cadre : « Souleymane, tu arrêtes de te balancer et tu nous lis ton autoportrait… Je suis très curieux d’entendre ça.
- Hein ?
- Non pas de ha. Non.
- Moi, j’ai rien marqué, moi. Se défend Souleymane.
- Si, si. Je suis sûr que tu as marqué quelque chose, je t’ai vu tout à l’heure.
- J’ai rien marqué.
- Si, si.
- J’ai rien.
- On t’écoute. Pose François M. d’une manière calme et sûre d’elle-même qui ne souffre pas de refus.
- Je m’appelle Souleymane, lit-il en se jetant vers l’arrière, et je n’ai rien à dire sur moi car personne ne me connaît sauf moi.
Bravo, entonnent en cœur les élèves (applaudissements).
- Ca va… rétorque l’enseignant, quelque peu agacé par l’agitation. Très bien…Pose, avant que de reprendre : Peut-être un tout petit peu long, mais très bien… Comment ça se fait que les autres font l’effort d’écrire des lignes et toi une ligne suffit ?
- Moi, j’aime pas raconter ma vie, c’est tout.
- Et pourquoi les autres font l’effort de raconter leur vie ?
- C’est leur problème. Moi je raconte pas ma vie à tout le monde, quoi, à l’école.
- C’est pas, il veut pas - objecte Esméralda en insistant sur la dernière partie de la phrase - Il sait pas écrire, voilà.
La formule fait mouche. Souleymane riposte – avec un plaisir palpable :
- Qu’est-ce qu’elle ouvre sa gueule, la Keuf ?…Pourquoi tu parles avec moi, sale keuf […] Tu pues de la gueule !
- Ca suffit…Coupe François M. T’es pas obligé d’être vulgaire, Souleymane…Ca Souleymane, pour tout ce qui est insulte et pour l’oralité, ça, t’es très très fort, mais dès qu’il s’agit d’écrire, alors là, il n’y a plus personne.
- Mais il ne sait même pas écrire son nom ! déclare Esméralda, les bras levés en signe de limite.
(Les agressions fusent, les élèves se traitent en ennemis pour le coup, les attaques semblent interminables. Souleymane exhibe son tatouage. François M. l’invite alors à s’exprimer sur sa signification. )
- C’est quoi ce tatouage, Souleymane ? …Hé. Hé. Hé ! C’est quoi ce tatouage ?
- Ca veut dire ferme ta bouche, ferme ta gueule, intervient Boubacar.
- Ferme ta gueule, déjà ça veut pas dire ça. Rectifie Souleymane, très sérieux.
- Qu’est-ce que ça veut dire alors ? … Puisque c’est pas la bonne traduction, alors dis-le nous.
- Moi, j’ai pas envie de le dire.
- C’est toi qui le montres dans mon cours, donc tu vas nous dire ce que ça veut dire.
- « Si ce que tu as à dire n’est pas plus important que le silence, alors tais-toi. »
François M. interroge :
- Pourquoi c’est pas la même chose que ce que nous avait dit Boubacar ?
- Moi, je trouve que c’est plus beau.
- Oui, voilà, c’est mieux dit. .. Si seulement tu pouvais écrire des choses aussi intéressantes sur ta feuille que sur ton bras ce serait extraordinaire… Ca prouve bien que tu peux le faire. »
L’originalité du dialogue tient sans doute dans sa violence. La pseudo liberté de parole (ou plutôt une parole libre) cache une parodie de dialogue. Le semblant d’échange 'démocrate' masque un réel rapport de force, une fausse sérénité, des tirs à vue, règlements de compte -. Esméralda, Souleymane et leurs affiliés ne s'entendent pas - aucune écoute - versent dans l’affirmation des passions de chacun, tentent de se distinguer, d’imposer leur point de vue, de rabattre l’autre, de prendre le contrôle, de mettre en poussière les esprits 6*. De triompher.
« Chacun a gentiment l’impression d’être supérieur à l’autre. » Explique Jacques Rancières.
L’élève pense que le maître est un bouffon. Et le maître reprend les expression de l’élève.
Jacques Rancières*. Que doivent savoir les maîtres ?
Nouveaux chemins de la connaissance. 06/09/12
Nous sommes ici en présence de pensées totalement inamicales, désunies, en lutte… La classe est un champ de force où s’expriment une variété de volontés singulières.
John Dewey 7* dans son livre « expérience et éducation », pose les conditions d’une libération, dessine minutieusement les contours d’un cadre* neutre et non permissif. Celui où « Aussi longtemps que le jeu se déroule sans accroc sérieux, les joueurs n'ont pas l'impression de se soumettre à une quelconque coercition interne... » Coexister, prendre en compte la puissance, l’inconstance, les désirs de chacun impose des barrières, l’établissement de règles, de lois.
Ne pas poser de cadre, c’est laisser libre court aux puissances primitives, sauvages, négatives.
En d’autres termes, tel que Pascal 8* l’indique dans sa ‘Justice et raison des effets’ : à Ne pas faire que le juste soit fort, on fait que le fort soit juste.
Laisser libre champ à...
La guerre civile des ego.
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* Un cadre libérateur. Billet à venir sur certaines modalités.
1 * D. W. Winnicot (Pédiatre, psychiatre et psychanalyste britannique préoccupé d’étudier l'équilibre psychique de l’enfant), L'enfant et le monde extérieur, Le développement des relations, Science de l'homme, Payot, Orne, 1990, P 168.
2 * Op. Cit. P168. « Des êtres humains aimants et un environnement stable sont particulièrement nécessaires pendant cette période et les personnes environnantes sont utilisées par l'enfant qui grandit, pendant ce processus de construction dans l'individu d'un surmoi plus personnel avec ses propres idées sur la discipline et la liberté... ».
3* Alias François Bégaudeau, Entre les murs, ed Verticales. ISBN : 2070776913 deviendra un film de Laurent Cantet. Palme d’or du festival de Canne.
4 * Kaye Barrington et Irving Rogers, Pédagogie de groupe dans l'enseignement secondaire et formation des enseignants, ed Dunod, 1971, P 89 – 93.
5* Danièle Sallenave, Nous on n'aime pas lire, Gallimard, 2009, P 88.
6 * « Le danger n'est ni à Londres, poursuit Marat, comme le croit Robespierre, ni à Berlin comme le croit Danton ; il est à Paris. Il est dans l'absence d'unité, dans le droit qu'à chacun de tirer de son côté, à commencer par vous deux, dans la mise en poussière des esprits, dans l'anarchie des volonté.Victor Hugo, « Le cabaret de la rue du Paon », pp 119- 120.
7* P 255, cité par Anne Marie et Francis Imbert, in « L'école à la recherche de l'autorité », cf bibliographie. « les enfants aux récréations ou après l'école, jouent à des jeux depuis cache-cache jusqu'au football. Les jeux impliquent des règlements et ces règlements ordonnent leur conduite. … Sans règlement pas de jeu possible... qu'une querelle s'élève et le règlement sert d'arbitre... Aussi longtemps que le jeu se déroule sans accroc sérieux, les joueurs n'ont pas l'impression de se soumettre à une quelconque coercition interne... »
8* En d’autres termes, tel que Pascal, l’indique dans sa ‘Justice et raison des effets’ : Ne pouvant faire que le juste soit fort, on fait que le fort soit juste.
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France Culture !
Jacques Rancières*. Que doivent savoir les maîtres ?
Nouveaux chemins de la connaissance. 06/09/12
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