« Nietzsche raisonne souvent en termes de ruminations et de ruminants ; la pensée de la digestion l’occupe même si matériellement qu’il a pris soin, dans Ecce Homo, de nous donner de longues précisions sur le régime alimentaire qu’il s’était aménagé au cours de sa vie, régime auquel il attribue une part importante de la qualité de sa vie et de son œuvre. Mais il y a deux espèces de ruminants chez Nietzsche : ceux qui ruminent sans cesse mais sans réussir à digérer (cas de l’homme de ressentiment), et ceux qui ruminent et digèrent (cas de l’homme dionysiaque). Mauvais et bons ruminants. … le bon ruminant a accès tout à la fois au bonheur et au malheur, et le sort du mauvais ruminant est de n’avoir accès ni à l’un ni à l’autre. Car il ignore le bonheur puisqu’il ne réussit pas à digérer le malheur, mais il ignore aussi le malheur, précisément puisqu’il ne réussit pas à en digérer la pensée ».
Clément Rosset. (1) p 41.
Il n’est pas rare dans de nombreuses familles de rechercher ses ancêtres, d’en vouloir connaître la naissance, l’histoire, le métier, voire les circonstances de leur mort. Cette enquête généalogique se poursuit généralement sur une longue période. De longues années, des décennies où l’homme croit (re)trouver - par ce lignage – les « qualités » qui lui auraient été transmises par les gênes.
Depuis l’observatoire de mes branches en friches, j’ai souvent regardé ces recherches frénétiques d’un œil retenu, parfois amusé, souvent critique. Tant de courage, d’abnégation, de temps passé à remplir ces cases, à visiter les mairies, à rédiger lettres et courriels. Reproduire, embranchement par embranchement, pousse après pousse, brindille par brindille ce cortège d’ancêtres - faire la rencontre avec ici, un tapissier, là un éleveur de poules… Vaine tentative de se trouver parent de l’illustre.
Ne sommes-nous pas - après tout - tous fils et filles de Charlemagne ?
Outre le fait que nous ne soyons jamais certains que nos ancêtres le soient vraiment (du point de vue du sang, s’entend). « Il importe – développe Hubert Reeves se plaçant sur un terrain scientifique - de remarquer que cette tradition repose sur l'idée que la prétendue « qualité du sang » se transmet uniquement par le père. A la lumière de nos connaissances contemporaines en génétique, nous devons reconnaître que cette idée est totalement fausse. Le partage se fait moitié moitié entre le père et la mère. » P 18.
Il apparaît également qu’une généalogie si brillante soit-elle ne pourra jamais apporter les idées, les valeurs, qui cimenteraient une soif de communion de pensées.
Car nous ne sommes jamais « nous-mêmes » sans autrui. Nous ne sommes pas les self-made-man de notre existence, bien qu’actuellement, tout soit organisé – tel que Cynthia Fleury l’indique dans son livre référence «Les pathologies de la démocratie ».(3)
Se forger sur des qualités exclusivement filiales – de nature et non de culture, nier les personnes, les lectures, les expériences qui nous constituent est non seulement un déni pur et simple de la réalité mais un délire névrotique.
C’est, en effet – un refus de reconnaître la longue construction de la carte de notre territoire individuel. Une négation de notre généalogie culturelle : de nos tentatives, nos hésitations, nos échecs, nos élans – qui – tantôt nous ont précipités vers les hauteurs du savoir, tantôt nous ont jetés à bas d’un profond désespoir.
Mais c’est aussi – par dommage collatéral – accroire tout devoir à soi-même. Or l’on survit difficilement à l’échec lorsqu’on s’est décrété seul responsable. Etre un pur produit de son essence – être le feu de sa propre lumière, c’est flamber haut et vite à la moindre paille de déchéance.
Au sein de notre vagabondage – singulier par nature –des chemins ont été défrichés au milieu des montagnes sauvages, des jalons ont été posés, des êtres nous ont guidé.
Imaginez alors comment pourrait être la vie, si tous, nous nous mettions à citer les influences que certains trésors ont eu sur nous – à déclamer nos sources, l’origine de nos idées, à livrer haut et fort nos lectures.
Comme tout jaillirait – limpide – comme nos oreilles entendraient la claire musicalité du chant des sirènes.
Les hommes dans les cités conteraient fleurette ainsi :
"Etes-vous de ce village ?"
Dom Juan - Molière - Acte II, scène 2 - 1665.
(Vidéo libre de droit : un outil pour la classe.)
« Ces récits trouvaient en moi des résonances familières
et j'y reconnaissais nombre de mes états d'âme.
Il furent déterminants dans le choix professionnel qui fut le mien. » p 7.
Hubert Reeves, Je n'aurai pas le temps, Seuil
« Une vie sans livre serait une erreur » énonce Aléa Keen – plagiant Nietzsche sans vergogne.
Ainsi, la philosophe en herbe – qui sait ce qu’elle doit à autrui – cite à son tour Clément Rosset, qu’elle tient en haute estime.
Citer ces pensées – issues d’autrui - qui nous forgent, déclamer ces grands auteurs constituerait « une triple initiation : initiation au bonheur, initiation à la vie, initiation à la philosophie.
Initiation, bien sûr et tout d’abord au bonheur : « Comme le bonheur tient à peu de choses ! Le son d’une cornemuse… » (Crépuscule des idoles.)
Mais aussi initiation à la vie et à la philosophie. A la vie, comme en témoignent par exemple les pages du « Cas Wagner » consacrées à Carmen, dont Nietzsche célèbre par-dessus tout le « sens du réel » » (1) p 48
Les vols – de bourse - se dérouleraient ainsi :
"La peste soit de l'avarice et des avaricieux."
L'avare - Molière - Acte I, scène 3 - 1668.
La joie remplacerait l’affectation. La beauté terrasserait le vulgaire.
Le monde prendrait de suite une autre profondeur. La parole deviendrait la marque d’une richesse. La pensée profonde déterminerait nos actes singuliers. L’allégresse d’une phrase, d’un mot, d’un verbe, illuminerait notre journée.
Peu à peu, nous ferions nôtres ces influences extérieures.
Inséparables des réflexions buissonnantes d’autrui ; leurs richesses nous contamineraient, les bifurcations nous donneraient à penser, l’ivresse des savoirs nous enivrerait d’une complexité étoilée, inspirante, de fulgurances foudroyantes… de…
Quoi ?
Chimères ?
Si on ne peut même plus rêver !
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(1) Clément Rosset – La force majeure – Les éditions de minuit – collection critique – isbn : 978-2-7073-0658-6
(2) Citation complète : « : Il est de coutume, dans les bonnes familles, de s'intéresser à la lignée des ancêtres. Cette préoccupation est particulièrement importante chez les nobles, qui peuvent ainsi faire valoir les mérites politiques ou guerriers de leurs ascendants. Il importe pourtant de remarquer que cette tradition repose sur l'idée que la prétendue « qualité du sang » se transmet uniquement par le père. A la lumière de nos connaissances contemporaines en génétique, nous devons reconnaître que cette idée est totalement fausse. Le partage se fait moitié-moitié entre le père et la mère. » Hubert Reeves, p 18.
(3) Cynthia Fleury, Les pathologies de la démocratie, p 64 reprenant le travail de Francis Jauréguiberry, « Hypermodernité et manipulation de soi », in Nicole Aubert (dir.) , L'Individu hypermoderne, Paris, Erès, 2004, p 162. « lui-même » sans autre référence que sa propre volonté... On n'espère plus collectivement dans le futur : il faut réussir personnellement dans le présent. L'individu est mis face à ses propres réalisations. Démiurge de lui-même, il n'est plus l'objet de son destin, il est le seul maître de sa vie. Or, l'écart vécu entre l'idéal de lui-même (auquel il ne manque alors pas de prétendre) et ce qu'il constate être vraiment le déçoit dans bien des cas.
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Sites
Nicolas Delon : Atelier Clément Rosset
Entretien avec Clément Rosset..