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27 mai 2012 7 27 /05 /mai /2012 09:49

Nature-morte-aux-gaufrettes---Lubin-Baugin---1631.jpg « Nietzsche raisonne souvent en termes de ruminations et de ruminants ; la pensée de la digestion l’occupe même si matériellement qu’il a pris soin, dans Ecce Homo, de nous donner de longues précisions sur le régime alimentaire qu’il s’était aménagé au cours de sa vie, régime auquel il attribue une part importante de la qualité de sa vie et de son œuvre. Mais il y a deux espèces de ruminants chez Nietzsche : ceux qui ruminent sans cesse mais sans réussir à digérer (cas de l’homme de ressentiment), et ceux qui ruminent et digèrent (cas de l’homme dionysiaque). Mauvais et bons ruminants. … le bon ruminant a accès tout à la fois au bonheur et au malheur, et le sort du mauvais ruminant est de n’avoir accès ni à l’un ni à l’autre. Car il ignore le bonheur puisqu’il ne réussit pas à digérer le malheur, mais il ignore aussi le malheur, précisément puisqu’il ne réussit pas à en digérer la pensée ».

Clément Rosset. (1) p 41. 

 

Il n’est pas rare dans de nombreuses familles de rechercher ses ancêtres, d’en vouloir connaître la naissance, l’histoire, le métier, voire les circonstances de leur mort. Cette enquête généalogique se poursuit généralement sur une longue période. De longues années, des décennies où l’homme croit (re)trouver - par ce lignage – les « qualités » qui lui auraient été transmises par les gênes.

 dandy-dog.jpg

Depuis l’observatoire de mes branches en friches, j’ai souvent regardé ces recherches frénétiques d’un œil retenu, parfois amusé, souvent critique. Tant de courage, d’abnégation, de temps passé à remplir ces cases, à visiter les mairies, à rédiger lettres et courriels. Reproduire, embranchement par embranchement, pousse après pousse, brindille par brindille ce cortège d’ancêtres - faire la rencontre avec ici, un tapissier, là un éleveur de poules… Vaine tentative de se trouver parent de l’illustre. 

Ne sommes-nous pas - après tout - tous fils et filles de Charlemagne ? 

 

Outre le fait que nous ne soyons jamais certains que nos ancêtres le soient vraiment (du point de vue du sang, s’entend). « Il importe – développe Hubert Reeves se plaçant sur un terrain scientifique - de remarquer que cette tradition repose sur l'idée que la prétendue « qualité du sang » se transmet uniquement par le père. A la lumière de nos connaissances contemporaines en génétique, nous devons reconnaître que cette idée est totalement fausse. Le partage se fait moitié moitié entre le père et la mère. » P 18.

Il apparaît également qu’une généalogie si brillante soit-elle ne pourra jamais apporter les idées, les valeurs, qui cimenteraient une soif de communion de pensées.

 

Car nous ne sommes jamais « nous-mêmes » sans autrui. Nous ne sommes pas les self-made-man de notre existence, bien qu’actuellement, tout soit organisé – tel que Cynthia Fleury l’indique dans son livre référence «Les pathologies de la démocratie ».(3) 

Se forger sur des qualités exclusivement filiales – de nature et non de culture, nier les personnes, les lectures, les expériences qui nous constituent est non seulement un déni pur et simple de la réalité mais un délire névrotique.

 

C’est, en effet – un refus de reconnaître la longue construction de la carte de notre territoire individuel. Une négation de notre généalogie culturelle : de nos tentatives, nos hésitations, nos échecs, nos élans – qui – tantôt nous ont précipités vers les hauteurs du savoir, tantôt nous ont jetés à bas d’un profond désespoir.

Mais c’est aussi – par dommage collatéral – accroire tout devoir à soi-même. Or l’on survit difficilement à l’échec lorsqu’on s’est décrété seul responsable. Etre un pur produit de son essence – être le feu de sa propre lumière, c’est flamber haut et vite à la moindre paille de déchéance. 

 

Au sein de notre vagabondage – singulier par nature –des chemins ont été défrichés au milieu des montagnes sauvages, des jalons ont été posés, des êtres nous ont guidé. 

 

Imaginez alors comment pourrait être la vie, si tous, nous nous mettions à citer les influences que certains trésors ont eu sur nous – à déclamer nos sources, l’origine de nos idées, à livrer haut et fort nos lectures. 

 

Comme tout jaillirait – limpide – comme nos oreilles entendraient la claire musicalité du chant des sirènes.

Les hommes dans les cités conteraient fleurette ainsi :

      "Etes-vous de ce village ?" 

 

      Dom Juan - Molière - Acte II, scène 2 - 1665.

(Vidéo libre de droit : un outil pour la classe.)

 

« Ces récits trouvaient en moi des résonances familières 

et j'y reconnaissais nombre de mes états d'âme. 

Il furent déterminants dans le choix professionnel qui fut le mien. » p 7. 

Hubert Reeves, Je n'aurai pas le temps, Seuil

 

« Une vie sans livre serait une erreur » énonce Aléa Keen – plagiant Nietzsche sans vergogne. 

Ainsi, la philosophe en herbe – qui sait ce qu’elle doit à autrui – cite à son tour Clément Rosset, qu’elle tient en haute estime.

 

Citer ces pensées – issues d’autrui -  qui nous forgent, déclamer ces grands auteurs constituerait « une triple initiation : initiation au bonheur, initiation à la vie, initiation à la philosophie.

Initiation, bien sûr et tout d’abord au bonheur : « Comme le bonheur tient à peu de choses ! Le son d’une cornemuse… » (Crépuscule des idoles.)

Mais aussi initiation à la vie et à la philosophie. A la vie, comme en témoignent par exemple les pages du « Cas Wagner » consacrées à Carmen, dont Nietzsche célèbre par-dessus tout le « sens du réel » » (1) p 48

 

Les vols – de bourse - se dérouleraient ainsi :

"La peste soit de l'avarice et des avaricieux." 

 

            L'avare - Molière - Acte I, scène 3 - 1668. 

 

      La joie remplacerait l’affectation. La beauté terrasserait le vulgaire.

Le monde prendrait de suite une autre profondeur. La parole deviendrait la marque d’une richesse. La pensée profonde déterminerait nos actes singuliers. L’allégresse d’une phrase, d’un mot, d’un verbe, illuminerait notre journée. 

Peu à peu, nous ferions nôtres ces  influences extérieures.  

Inséparables des réflexions buissonnantes d’autrui ; leurs richesses nous contamineraient, les bifurcations nous donneraient à penser, l’ivresse des savoirs nous enivrerait d’une complexité étoilée, inspirante, de fulgurances foudroyantes… de…

 

Quoi ? 

          Chimères ?

                 Si on ne peut même plus rêver !

 

 

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(1) Clément Rosset – La force majeure – Les éditions de minuit – collection critique – isbn : 978-2-7073-0658-6

 

(2) Citation complète : « : Il est de coutume, dans les bonnes familles, de s'intéresser à la lignée des ancêtres. Cette préoccupation est particulièrement importante chez les nobles, qui peuvent ainsi faire valoir les mérites politiques ou guerriers de leurs ascendants. Il importe pourtant de remarquer que cette tradition repose sur l'idée que la prétendue « qualité du sang » se transmet uniquement par le père. A la lumière de nos connaissances contemporaines en génétique, nous devons reconnaître que cette idée est totalement fausse. Le partage se fait moitié-moitié entre le père et la mère. » Hubert Reeves, p 18.

 

(3) Cynthia Fleury, Les pathologies de la démocratie, p 64 reprenant le travail de  Francis Jauréguiberry, « Hypermodernité et manipulation de soi », in Nicole Aubert (dir.) , L'Individu hypermoderne, Paris, Erès, 2004, p 162. « lui-même » sans autre référence que sa propre volonté... On n'espère plus collectivement dans le futur : il faut réussir personnellement dans le présent. L'individu est mis face à ses propres réalisations. Démiurge de lui-même, il n'est plus l'objet de son destin, il est le seul maître de sa vie. Or, l'écart vécu entre l'idéal de lui-même (auquel il ne manque alors pas de prétendre) et ce qu'il constate être vraiment le déçoit dans bien des cas. 

 

 

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Sites 

 

Nicolas Delon : Atelier Clément Rosset

 

Entretien avec Clément Rosset..


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commentaires

N
<br /> Cher Axel,<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Excellent ! Je regrette temps le manque de temps pour répondre à Virginie, non sur le fond car je suis en total accord avec ses propos et le déroulement de son<br /> raisonnement toujours aussi clairvoyant. Non, simplement je souhaitais dire un mot sur les vidéos sur Molière et aussi sur St Ex., évoqué par Cédric mais vous m'avez brillamment coupé l'herbe<br /> sous le pied (normal d'ailleurs, car après le 31 mai, le premier joint ?...)<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> J'essaierai de venir ce week-end, si le temps est maussade. Sinon, ce sera tout plein d'iode dans les poumons !<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Bon week-end à Virginie, à toutes et tous. <br />
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A
<br /> "On ne voit bien qu'avec le coeur..."<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Voilà :<br /> <br /> <br /> <br />
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C
<br /> Vos mots me donnent envie de le relire...<br />
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V
<br /> Le petit prince…<br /> <br /> <br /> Comme tous les grands livres, il doit son succès à un malentendu.<br /> <br /> <br /> Le petit prince est certes amoureux d’une rose a-sensible, sotte - et pour le moins tête à claques - mais ce n’est pas là l’origine de sa mélancolie.<br /> <br /> <br /> Non, les raisons de son désespoir sont plus profondes, plus obscures, plus désespérantes. C’est le regard qu’il porte sur le monde – cette chose obèse de sa matérialité, pitoyable de son cirque,<br /> bouffonne de sa superficialité.<br /> <br /> <br /> Sa bulle de lucidité ne lui laisse aucune échappatoire.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> La déflagration le projette alors brusquement, durement contre une pierre. <br />
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C
<br /> " On ne voit bien qu'avec le coeur..."<br />
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V
<br /> Chère Ewa,<br /> <br /> <br /> « C’est plein de timidité – le cœur palpitant, que je livre au monde ces quelques pages : on y verra peindre la vie, les espoirs, les souffrances, les désirs qui ont jailli du plus profond de<br /> mon être dans les douces heures du loisir et de l’exaltation poétique. »<br /> <br /> <br /> Murr, Etudiant en belles-lettres.<br /> <br /> <br /> Hoffmann.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Un Dandy-cat sans tranquille assurance - sensible aux délicates attentions. <br />
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E
<br /> Chère fille de Charlemagne,<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Une jolie idée - cet arbre généalogique culturel dont les branches seraient constituées de rencontres, lectures, expériences…  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Votre citation d’Hubert Reeves m’a rappelé son « frère », Albert Jacquard.<br /> <br /> <br /> « Dans de nombreuses cultures le père de famille a été regardé comme le seul géniteur, celui dont la matière a produit l’enfant, la mère n’ayant qu’un rôle secondaire. Cette explication du<br /> véritable mystère qu’est la procréation permet à notre esprit d’avoir une image, certes fausse mais claire, de la succession des générations. Cette succession est décrite par la liste des pères,<br /> des fils, des petis-fils, tandis que les mères et les filles ne sont regardées que comme des impasses dans le cheminement de la collectivité humaine à travers les siècles. […] Tout est simple,<br /> mais il ne s’agit que de mâles. […]<br /> <br /> <br /> La réalité pourtant est tout autre. Nous savons maintenant (à vrai dire depuis peu de temps, un siècle et demi) que la procréation implique deux individus dont les rôles, du moins à l’instant<br /> de la conception, sont rigoureusement symétriques. » <br /> <br /> <br /> [Albert Jacquard, Dieu ?, Stock/Bayard, 2003, p. 49-50] <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Mourir pour mieux se reproduire ?<br /> <br /> <br /> Dessin de Sergio Aquindo pour le magazine Science et Vie<br /> <br /> <br /> Encre de chine et aquarelle s/papier, 2009<br /> <br />
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Présentation

  • : Le chêne parlant
  • : L'éclectisme au service de la pédagogie & L'art de suivre les chemins buissonniers. Blogue de Virginie Chrétien chrétien. Maître formatrice en lien avec l'ESPE de Lille. Rédactrice chez Slow Classes. Partenariat : philosophie Magazine. Écrivaine : La 6ème extinction - Virginie Oak.
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Introduction.

L’éducation, dans son étymologie même, c’est : «Educere, ex-ducere, c’est conduire « hors de » rappelle le philosophe Henri Pena-Ruiz dans Le Philosophoire. Charles Coutel parle quant à lui d'[Educarea] ēdŭcāre ‘prendre soin de l’ignorance de l’élève’. "Le rôle de l’éducation - dit-il - c’est de me disposer à mon humanité en moi grâce à mon instruction." Ecoutons George Sand… « Mes pensées avaient pris ce cours, et je ne m'apercevais pas que cette confiance dans l'éducabilité de l'homme était fortifiée en moi par des influences extérieures. » George Sand, La mare au diable, Folio Classique, 892, P 37. Ce blogue se propose de partager des outils pédagogiques, des moments d'expériences, des savoirs, des lectures, de transmettre des informations relatives à la pédagogie ordinaire et spécialisée, des idées d’activités dans les classes allant du CP au CM2 en passant par la CLIS. Enfin, on y trouvera aussi quelques pensées plus personnelles. « Notre savoir est toujours provisoire, il n'a pas de fin. Ce n'est pas l'âge qui est le facteur déterminant de nos conceptions ; le nombre de « rencontres » que nous avons eues avec tel ou tel savoir l'est davantage, ainsi que la qualité de l'aide que nous avons eues pour les interpréter... » Britt-Mari Barth, le savoir en construction. ________________________________________________________________________________________________ 1 Le Philosophoire, L’éducation, n° 33, P16 2 P 52, Britt-Mari Barth – Le savoir en construction – Retz – Paris – 2004 – Isbn : 978725622347

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