« Je peux m’imaginer être tout, parce que je ne suis rien.
Si j’étais quoi que ce soit, je ne pourrais plus rien imaginer.
L’aide-comptable peut bien se rêver empereur romain ;
le roi d’Angleterre ne le peut pas, parce que le roi d’Angleterre se voit privé,
dans ses rêves, d’être un autre roi que celui qu’il est.
Sa propre réalité ne le laisse plus rien sentir. »
Fernando Pessoa* .
Penser différemment – autrement – suppose de pouvoir se détacher des paradigmes dans lesquels nous baignons.
« Le paradigme - explique Edgar Morin - c’est aussi quelque chose qui ne découle pas des observations. Le paradigme, en quelque sorte, c’est ce qui est au principe de la construction des théories, c’est le noyau obscur qui oriente les discours théoriques dans tel ou tel sens. Pour Kuhn, il y a des paradigmes qui dominent la connaissance scientifique à une époque, et les grands changements d’une révolution scientifique interviennent quand un paradigme cède la place à un nouveau paradigme, c’est-à-dire opère une rupture des visions du monde d’une théorie à l’autre. » (1) p 44
Le concept de noyau dur de Lakatos est très proche de celui de paradigme : « c’est-à-dire que, au noyau de l’activité scientifique, il y a quelque chose qui n’est pas scientifique, mais dont, paradoxalement, le développement scientifique dépend. (1) p 45
Chaque révolution scientifique « quand elle est exemplaire et fondamentale – [au sens de Kuhn] , entraîne un changement de paradigme (c'est à dire des principes d'association/ exclusion fondamentaux qui commandent toute pensée et toute théorie) et par là, un changement dans la vision même du monde. » (1) p : 26
Mais se débarrasser des ses vieilleries mentales est plus difficile qu’il n’y paraît.
En effet, contempler un panorama depuis le haut d’une montagne, découvrir, observer les vallées avec ravissement, en éprouver la profondeur vertigineuse, les déclivités, n’est guère suffisant. En matière de paradigme, c’est non seulement la montagne qu’il s’agit de déplacer mais c’est surtout la perspective qu’il nous faut renverser.
Vivre ces changements suppose un détachement, une imagination libre, nécessite de développer des sensations neuves
Est-ce à portée de nos facultés comme on se l’imagine ?
Est-il aisé de voyager hors des dimensions qui nous sont coutumières ?
L’homme est-il autre chose que l’époque et le monde dans lesquels il vit ?
A la question simple du :
« Qu’est-ce qui est difficilement accessible à la pensée pour un homme ? »
Un physicien des particules répondra sans hésitation :
« Les dimensions. Nous vivons dans un monde à 3 dimensions. Que nos calculs représentent un univers fait de 4, 5 voire 10 dimensions – même si nous les appréhendons sur le papier, même si nous disposons des équations, nous sommes incapable de nous le représenter. »
Pourquoi ?
Pourquoi ne suffirait-il pas de suivre une voie aride, difficile, pour sortir des représentations qui nous constituent ?
Parce que nous sommes victimes de deux phénomènes :
Le premier est celui du poisson rouge d’Aristote, dont Bernard Stiegler se fait l’écho :
« Sans doute est-il difficile quand on nage sans cesse dans la même eau, de comprendre ce que c'est que l'eau : telle est une remarque lumineuse d'Aristote dans soin traité sur le désir, De L'âme : l'eau, pour un poisson, c'est ce qu'il ne verra jamais : il ne voit qu'à travers elle. » (2) p 199.
Le second est celui d’être prisonnier des sens qui nous constituent. Ainsi, goûtant toute la saveur d’un nouveau paradigme, ne réalisons nous – en réalité – que le saut d’un bocal rustique, vieillot, désuet à un autre. Ce brusque surgissement du côté du spacieux - de l’original - de nature sans doute plus abstraite, moins monotone - qu’est-il ?
Semblable toujours – différent pourtant.
Ce qui fait dire au poisson rouge :
« La vérité ne s’identifie pas à ma modeste condition ni à la tienne, car elle n’est du côté de personne. »
Et à Pessoa de répondre :
« le bonheur, en revanche est son conteste de son côté à lui. »
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* Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, Christian Bourgois, éd., p 193.
(1) Édgar Morin, science avec conscience, éd du Seuil, point, 1990, ISBN : 2-02-012088-7,,
(2) Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, champ essais, 2006 et 2008, isbn 978-2-0812-1782-9.
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Changer de paradigme – Une nouvelle manière de penser.
Michel Fromaget.
Un paradigme est composé de présupposés, ces derniers pourraient être autres.
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Sites
Histoire et philosophie des sciences
Delphine MONTAZEAUD - KUHN Thomas Samuel
"La Structure des Révolutions Scientifiques"