Lire, oui mais comment -
en syllabique, en globale, de manière syllabique durant l'enfance, de manière globale une fois adulte ? Stanislas Dehaene débroussaille les idées reçues et apporte des réponses sans
équivoque.
Lisez ceci :
A BIRD IN THE
THE HAND IS WORTH
TWO IN THE BUSH.
Ce type de test montre combien il est difficile de voir la redondance du « the » pour le lecteur « expert ».
C'est que notre système de décodage adulte est ultra performant.
Pour preuve, un bon lecteur – non pas un très bon lecteur, non, juste un lecteur ordinaire - peut lire en moyenne 400 à 500 mots par minute.(1)
Contrairement aux idées reçues – et dieu sait si Stanislas Dehaene en balaye bon nombre - ça n’est pas la « forme » du mot – autrement dit l’ « aspect global » - qui joue. Pour preuve, vous lisez aussi bien que vite : trois - TROIS ou TrOiS ,
« c’est – explicite le chercheur - que notre système visuel ne prête aucune attention au contour du mot ni aux lettres montantes ou descendantes : il ne s’intéresse qu’à la reconnaissance invariante de la suite des lettres (2). »
Ceci est de première importance.
D’abord parce que cela invalide nombre
d’exercices dits de « discrimination visuelle » largement sur-utilisés dans les fichiers.
Mais il y a pire.
Explications :
Suivant les expérimentations de Jonathan Grainger et Carol Whitney, deux chercheurs en psychologie, il semblerait que les mots soient codés par bigrammes.
Stanislas Dehaene commente : « Il s’agit d’expériences d’amorçage, dans lesquelles on examine si la présentation d’une première chaîne de caractères facilite la lecture d’une seconde… On sait par exemple, que la présentation d’une amorce partielle telle que « jrdn », facilite tout autant la lecture du mot « jardin » - alors qu’une amorce aux lettres mélangées telles que « jtrdvn », « jdrn » ou « dnjr », n’a aucun effet. Cela signifie que les chaînes « jrdn » et « jardin », à une certaine étape du traitement visuel, partagent le même code. » Pages 209 – 210.
Chez les élèves de CLIS, ce type d'écrit dénué de voyelles se rencontre régulièrement à un certain stade de la lecture. L'élève écrit : « La vtre rle s la rte » et lit : « La voiture roule sur la route. »
Naturellement une semaine après, ils se montrent souvent incapables de se relire.
(Les syllabes semi-complexes (oi et ou) sont évidemment plus difficiles à acquérir.)
Néanmoins, poursuit le chercheur, cette lecture par bigramme est si puissante « que l’on puet mmêe lrie des parhess etnèiers dans lsequllees les ltteers de cahucn des mtos ont été mlénaéegs de pocrhe en prchoe, suaf le pmerèrie et la drneèire. » (1) p 210. Cet effet, je l’ai explicité dans l’un de mes articles (syllabique versus globale).
Quel code résisterait à une telle salade de lettres ? » Interroge-t-il avant que de poursuivre : « C’est en réfléchissant à cette question que Jonathan Gainger et Carol Whitney en sont venus à proposer que les système visuel des lecteurs code la position relative des lettres, et qu’il le fait en repérant les bigrammes.
« Comment lit-on ? »
Stanislas Dehaene répond à cette question sans détour : lors de la lecture, notre reconnaissance des mots n’est pas « globale ».
Notre cerveau analyse les « myriades
de petits fragments » qui composent l’objet visuel, en l’occurrence le mot. Puis, trait par trait, notre cerveau va recomposer des lettres, les associer, repérer des combinaisons qui vont le
conduire à discriminer le mot « exact ». Ce processus – résultat d’années d’apprentissages - est si rapide qu’il peut laisser accroire à une lecture immédiate et globale (3).
Que nous apprennent ces recherches ?
1er enseignement : L’apprentissage de la lecture fonctionne du simple au complexe.
Nous en avions le sentiment de ce B. A. ba (4), Stanislas Dehaene confirme cette intuition de manière ferme et définitive :
« Au sein de la voie graphème phonème, les premières connexions à se mettre en place concernent les lettres isolées dont la prononciation est régulière. Progressivement, l’enfant apprend à prononcer les graphèmes plus rares et plus complexes. Il repère les groupes de consonnes et apprend comment les combiner pour former une chaîne comme « bl » ou « str ». Il mémorise, enfin, des terminaisons ou des morphèmes particuliers dont la prononciation fait exception : la conjugaison « -ent » qui termine les verbes et ne doit doit pas se prononcer an, la terminaison « tion » qui se lit « sion », les mots irréguliers comme « femme » ou « oignon »… Le lecteur expert est avant tout, un fin lettré qui connaît quantité de préfixes, de racines ou de suffixes et les associe sans effort à leur prononciation et à leur sens. » p 271.
Alors, où est le piège dans lequel il s’agissait de ne pas tomber ?
Il s'agissait simplement de ne pas confondre la lecture experte de l’adulte et celle de l'enfant.
Or les scientifiques, les experts de la lecture sont adultes par définition. Leur erreur a consisté au décalque de leur compétence de lecture experte sur les procédures de l'enfant. Stanislas Dehaene résume les résultats de ses nombreuses recherches et expériences.
Ce qui est trompeur, c’est que chez l’adulte, la longueur des mots n’influe en rien sur la rapidité de lecture.
Ceci est un fait.
Mais à partir de ce fait, les chercheur ont établi une interprétation erronée, ils en ont déduit que le lecteur ne tenait pas compte des lettres. Cette hypothèse a été invalidée par l’IRM.
En réalité, les lettres sont traitées en parallèle, d’une manière si rapide que ce traitement passe inaperçu.
Nous en faisons l’expérience dès lors que nous lisons des mots nouveaux, notamment dans le cas d’une langue étrangère. En ce cas, pas de mystère : nous décodons le mot syllabe après syllabe.
Au reste, ajoute Stanislas Dehaene, le temps de lecture des enfants est bien conforme à cette hypothèse de lecture syllabique. « Pendant les années d’apprentissage, le temps de lecture est strictement proportionnel au nombre de lettres, et cet effet de longueur met plusieurs années à disparaître. Ainsi est-il encore plus évident chez l’enfant que la lecture n’est pas globale. » P 296.
2ième enseignement : Non seulement nous ne lisons pas de manière globale mais utiliser des méthodes globales pour lire est néfaste !
Mais il ne suffit pas d’avancer cet argument pour en valider la véracité.
Encore s’agit-il de le prouver.
… Au prochain épisode… Quel suspens !
----------------------------
(1) « … la plupart des bons lecteurs… lisent aux alentours de 400 à 500 mots par minute. » Les neurones de la lecture. p 42.
(2) p 43, Stanislas Dehaene : C’est ça que l’on appelle le problème de l’ « invariance perceptive ».
(3): « … les opérations que réalise notre cerveau n’ont rien de commun avec une quelconque reconnaissance « globale » de la forme des mots […] L’objet visuel est explosé en myriades de petits fragments que notre cerveau s’efforce de recomposer, trait par trait, lettre après lettre. Reconnaître un mot, c’est d’abord analyser sa chaîne de lettres et y repérer des combinaisons de lettres (syllabes, préfixes, suffixes, racines de mots) pour enfin les associer à des sons et à du sens. C’est seulement parce que ces opérations ont été automatisées par des années d’apprentissage et se déroulent en parallèle, hors de notre conscience, qu’a pu persister pendant tant d’années l’hypothèse naïve d’une lecture immédiate et globale. […] p 28-29
(4) : « Lorsque nous ânonnons B.A. – BA, le planum temporale apprend progressivement à reconnaître les correspondances entre la sonorité et l’apparence des lettres. A l’âge adulte, ces liens entre graphèmes et phonèmes s’automatisent et prennent la forme d’un véritable réflexe de conversion des lettres en sons. » p 152.
« … la communauté scientifique. Pour les uns, le passage par le son est essentiel – le langage écrit, après tout, n’est qu’un sous-produit du langage oral et nous devrions donc toujours passer par la voie des sons, ou voie phonologique, avant d’en retrouver le sens. Pour les autres, le passage par la phonologie n’est qu’une étape initiale, caractéristique du lecteur débutant. Chez le bon lecteur, la lecture efficace passerait par une voie directe ou voie lexicale, en ligne directe depuis la chaîne de lettres jusqu’au sens du mot. Aujourd’hui, un consensus se dégage : chez l’adulte, les deux voies de lecture existent et sont activées simultanément.» p 53.
----------------------------
Cliquez pour avoir accès à la conférence.
-------------------------------------------------
Pour aller plus loin...
(Médiation phonologique, Accès lexical et contrôle oculomoteur en lecture.)