Selon Platon,
« Connaître, c'est voir.
Réfléchir, c'est discerner. »
Penser en tant qu’activité mentale est une évidence.
Mais apprendre, réfléchir, se réduiraient-il à l’usage de la raison ?
Faut-il se libérer du corps pour accéder au réel ?
Quelle est la place du sensible – des sens - dans ce monde de l’intelligible ?
En gros, la sensation, le sensible, ont-ils une place dans l’apprentissage ?
Pas sûr…
Révisons dans un premier temps ce que les penseurs de la philosophie ou chercheurs ont à nous dire…
I Le corps comme moyen et fin d’accéder au réel.
« Penser, comme vous voyez, c’est toujours sentir et ce n’est rien que sentir.
Maintenant, me demanderez-vous qu’est-ce que c’est que sentir ?
Sentir est un phénomène de notre existence. C’est notre existence elle-même. Car un être qui ne sent rien peut bien exister pour les autres êtres s’ils le sentent mais il n’existe pas pour lui-même puisqu’il ne s’en aperçoit pas.
Vous pourriez avec plus de raison me demander pourquoi penser étant la même chose que sentir, on a fait deux mots au lieu d’un. Je vous dirai que c’est parce que l’on a plus spécialement destiné le mot sentir à exprimer l’action de sentir les premières impressions qui nous frappent celles que l’on nomme « sensation ». Et le mot « penser » à exprimer l’action de sentir les impressions secondaires que celles-là occasionnent : les souvenirs, les rapports, les désirs dont elles sont l’origine. Ce partage entre ces deux mots est mal vu sans doute, il n’est fondé que sur les idées fausses qu’on s’était faites de la faculté de penser avant de l’avoir bien observée. Et il a ensuite causé d’autres erreurs. Mais malgré l’obscurité que ce mauvais emploi des mots répand sur notre sujet. Il est clair, quand on y réfléchit, que penser c’est avoir des perceptions ou des idées. Et que nos perceptions ou nos idées, je ferai toujours ces deux mots absolument synonymes. Sont des choses que nous sentons et que par conséquent : penser, c’est sentir. » Destutt de Tracy dans son ouvrage sur l’idéologie.
Destutt de Tracy est un philosophe confidentiel, tombé dans l’oubli. Adèle Van Reth dans son émission des « Nouveaux chemins de la connaissance » nous dévoile avec Claude Jolly, les bases de cette pensée ‘Idéologique’.
Une philosophie appartenant au courant dit des « sensualistes » – ou « sensationnistes », clairement basée sur les affects. Evidemment, ce socle du « tout vient des sens » est loin de provoquer l’enthousiasme des pairs, plus d’un rectifie cette infâme philosophie d’un trait de plume - si l’on peut dire - bien « senti ».
Claude Jolly se fait l’écho des corrections adverses :
Les spiritualistes les attaquent rudement.
Les romantiques les considèrent avec mépris et les conspuent en tant que rationalistes.
Les traditionalistes combattent eux aussi ces traîtres vendus à la révolution.
De fil en balayette, d’époussetage en coups de canifs, de déformation en caricature, cette pensée et son auteur Destutt de Tracy vont être conduits à l’écart, pour – vaporisation expresse – être mené prestement en direction des oubliettes de l’histoire.
Si la pensée de Destutt de Tracy a été payée d’injures, il ne faut y voir aucun hasard, bien sûr. Naturellement ce sont des raisons profondes – des thèses diamétralement opposées, contradictoires, incompatibles avec les philosophies « dominantes » qui l’ont poussée dans la pelle à ordures.
Claude Jolly explique les bases de la pensée Idéologique…[Rose Goetz apporte une précision importante : Tracy crée en 1796 ce néologisme d’Idéologie dans un mémoire sur la « faculté de penser ». Idéologie vue comme ensemble d’idées fausses est venue plus tard. ] qui assimile penser et sentir. « Destutt de Tracy s’inscrit dans une tradition philosophique anglaise initiée par Bacon et par Locke et dans la tradition des Lumières illustrée par Condillac. Les idéologues poussent à l’extrême cette affirmation que toutes nos connaissances et tout notre être sont fondés sur nos sensations. Ca fera de l’Idéologie une science non pas des causes (qui sont inconnues) mais des effets. Ca fera de l’Idéologie un système qui est totalement étranger à des concepts comme l’idée innée ou l’ a priori. »
En quoi cette mise à l’écart philosophique est-elle éclairante ?
Que ce soit en philosophie ou dans d’autres matières, telles les mathématiques ou la lecture, ce combat de « la sensation », des sens, du sentir est toujours présent à l’école. Et notamment en France.
II. Se libérer du corps pour accéder au réel.
Des raisons historiques expliquent ce dualisme séparant corps et pensée. «… humer, flairer, tendre les naseaux, ce n'est presque jamais affaire de philosophes. » écrit Roger Pol Droit dans son article du Monde des livres consacré à L'ODORAT DE CONDILLAC. (1)
Le philosophe écrit à propos de Platon : « Ce qui se met en place avec Platon aura dans toute l'histoire de la pensée européenne une postérité immense. Connaître, c'est voir. Penser, c'est regarder. Réfléchir, c'est discerner. Bien plus que des images ou des métaphores, ces formules ne cesseront de dire que la philosophie est une ophtalmologie - un savoir de l'œil, une histoire de vision, de direction du regard, d'accommodation. Et de passages de l'ombre à la lumière ou, inversement, de la lumière à l'ombre. » in LA VUE DE PLATON.
Le philosophe cherche la vérité...
Platon est un homme connaissant, un homme à la recherche de la réalité véritable, de la Vérité, en tant que connaissance. Il se méfie des sens et des sensations, lesquels nous illusionnent, nous trompent et nous égarent.
« La vérité est ce qui éclaire la réalité. » Jean-Marie Frey.
Mais c’est surtout au XVIIème siècle – écrit Jacques Darriulat – que la « La vérité du monde divorce d’avec son évidence. Pour connaître la loi, il ne faut plus décrire les phénomènes, il faut au contraire déjouer les apparences. La vérité de la nature n’est pas visible ni même sensible, elle est invisible et mathématique. » (2)
Descartes à son tour, contemple le monde, l’analyse, se pénètre de ses fictions et les dénonce. Ainsi la tour carrée (reprenant Lucrèce) paraît-elle ronde de loin. Ainsi une statue monumentale paraît-elle petite sous un certain angle (7).
Pour des questions d’objectivité, nous devons nous méfier du monde sensible. Nous nous forgeons une idée de la science telle qu’une vérité issue de la raison. Les principes perceptifs n’y ont pas place. « Ces principes, explicite Edgar Morin, ont été, en quelque sorte, formulés par Descartes : c'est la dissociation entre le sujet (ego cogitans), renvoyé à la métaphysique, et l'objet (res extensa), relevant de la science... les théories scientifiques ne sont pas le pur et simple reflet des réalités objectives, mais sont les coproduits des structures de l'esprit humain et des conditions socioculturelles de la connaissance » (3) p 126.
Elodie Cassan – Raphaël Enthoven –
Descartes : homme, femme, c’est un corps et un esprit.
L’âme et le corps sont différents en nature…
«Ceci est un bâton pas brisé… Magie, je le trempe... Et hop !… L'angle varie.
Et comme dit Descartes : Ma raison le redresse aussitôt.
Ce qui m'a toujours laissé perplexe.
Ma raison ne redresse rien du tout. » Raphaël Enthoven.
Illustration du dualisme par René Descartes. Les entrées sensorielles sont transmises par les organes sensoriels à la glande pinéale dans le cerveau, puis à l’esprit immatériel.
C’est l’esprit – donc - qui dirige le corps.
En gros, être philosophe, c'est se méfier de ses sens et « avoir de la cire dans les oreilles ».
« La science nouvelle est critique, et non plus phénoménologique. » écrit le philosophe Jacques Darriulat.
« Kant, Critique de la raison pure, esthétique transcendantale, remarque générale III : opposition de l’apparence (“Schein”) et du phénomène (“Erscheinung”) : l’apparence est subjective ; elle n’est que la matière de la sensation non encore ordonnée par la forme de la catégorie, le divers des phénomènes non encore subsumé par la synthèse catégoriale ; le phénomène est objectif : il démontre la validité d’une théorie élaborée par l’entendement. Seul l’entendement a pouvoir de poser l’objet en tant qu’objet, de poser donc le monde comme un non-moi, et par conséquent le moi comme un non-monde. Le savant se désintéresse de l’apparence immédiate et ne s’intéresse qu’au phénomène mis en évidence par le dispositif expérimental. A la nature, il substitue le laboratoire. » (2)
Il existe – et particulièrement en France – une séparation nette entre tout ce qui est de l’ordre du ressenti, des affects et ce qui appartient au monde des connaissances à acquérir. Cette méfiance extrême s’imprègne jusque dans la matières scolaires où le règne du français ne saurait pactiser avec celui des mathématiques. Dans cette sourde bataille, choisis ton camp.
En quoi cette vision du monde – ce paradigme – est-il néfaste ?
Nous le verrons dans un second temps.
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Les nouveaux chemins de la connaissance, Quatre penseurs oubliés du XIXème siècle 2/4 : Destutt de Tracy, l'idéologue
Adèle Van Reeth reçoit Rose Goetz et Claude Jolly à propos de Destutt de Tracy.
Les penseurs oubliés du XIXème siècle. Antoine Destutt de Tracy. (La dernière des idéologies classiques ?)
Condillac (sensations externes dans le « traité des sensations ») alors que … (sensations internes : kinesthésie, cinesthésie, etc).
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(1) Les cinq sens de la philosophie - Roger-Pol Droit - Le Monde des livres.
(2) Jacques Darriulat : La Révolution copernicienne.
(3) Édgar Morin, science avec conscience, éd du Seuil, point, 1990, ISBN : 2-02-012088-7,
(4) Épilepsie chez l'enfant : La recherche et la prise en charge médico-sociale. responsable de l'unité neuro-pédiatrique à l'hopital Necker-Enfants malades, professeur à l'université Paris-Descartes. Émission « Avec ou sans rendez-vous » par Olivier Lyon-Caen du 14 juillet 2009.
(5) Les neurones de la lecture, op cit p 389
(6) Suzanne Borel Maisonny, langage oral et écrit, Delachaux et Niestlé, 1985.
(7) «C’est ainsi que, selon l’exemple présenté dans Méditation Sixième, exemple par ailleurs emprunté à Lucrèce, une tour carré semble ronde dans le lointain, ou bien encore les statues colossales au sommet des architectures, celles de Palladio par exemple, semblent petites vues d’en-bas. »
La critique de la certitude sensible est le premier argument du doute méthodique. »
Néanmoins, nuance Jacques Darriulat in ‘Descartes et la réhabilitation du sensible’ : « Cependant, la réhabilitation des sens dans la Méditation sixième est physiologique plutôt qu’esthétique, et porte davantage sur la mécanique du réflexe que sur le jugement de goût. On a parfois prétendu qu’il n’existe pas d’esthétique cartésienne, et que Descartes est indifférent au Beau. »
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SITES
Contrepoints - L’économie selon Destutt de Tracy.
Jacques Darriulat - INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE.
Les cinq sens de la philosophie - Le Monde des livres - Roger-Pol Droit.
In Libro Veritas - Platon, Le paradoxe du simulacre - Par Julie Martineau.
L'inspiration de la poésie et de la philosophie chez Platon - PDF.
Jean-François Mattéi.
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