« Quand je regarde une suite de nombres,
ma tête se remplit de couleurs,
de formes et de textures
qui s’accordent spontanément entre elles
pour former des paysages.
Ceux-ci sont toujours très beaux pour moi.
Enfant, je passais souvent des heures
à explorer les paysages numériques de mon esprit. »
Daniel Tammet
(1) p 224.
« L’inventivité, la créativité,
la liberté cessent d’être attribuées à un deus ex machina,
y compris le Dieu du Hasard. »
Edgar morin science avec conscience. p 282
« L'échec c'est le fait de ne pas dépasser ses peurs. »
Cynthia Fleury.
Le génie – être génial.
Le génie, c’est l’esprit enchanté – harmonieux – sans limite. Caressé par le dieu « Providence », il possèderait la science infuse, des dons insensés – stupéfiant mélange de raisonnements illimités et d’apprentissages instantanés.
Lorsqu’on évoque l’idée de « don », on découvre un monde bouffon : plein d’apprentissages faciles, de facultés tombées du ciel, de qualités innées, de capacités exceptionnelles. Le génie ? Allons-y sans hésitation, c’est Mozart, Daniel Tammet ou… Albert Einstein!
On leur connaît des mémoires prodigieuses. Des « facilités » (on parle de prédispositions) exceptionnelles. Etrangement, on passe sous silence le rapport qu’ils entretiennent avec leur art : leur travail, leurs exercices, leur volonté, leur constance.
« J’adorais résoudre ces problèmes. Nous confie Daniel Tammet. Ils m’emmenaient dans des régions mathématiques que l’école n’abordait pas. Je passais des heures à travailler et à réfléchir à la question, en classe, dans la cour de récréation ou à la maison. Dans ces pages, je trouvais le sens du plaisir et la paix. Pour un temps, le livre de problèmes et moi fûmes inséparables. » P 81-82
Et que dire d’Albert Einstein ou de Mozart ?
La musique, chez Mozart : une manie névrotique ? (Il n’est pas sûr qu’en notre modernité – hyper normative - Mozart n’eut pas été traité de monomaniaque. Un goût si prononcé, si « outrancier » l’eût – c’est fort à craindre - mené en institution.)
Mozart vit une symbiose étroite sans souffrance mais permanente, une passion qui ne dit pas son nom… Antoine de la Garanderie – philosophe et pédagogue - a posé sa réflexion dans « Comprendre et imaginer. » (2) sur les motifs de réussite ou d’échec des élèves. Admirateur - on l’imagine de Mozart - il n’a pas manqué de réagir sur certaines idées reçues liées aux prédispositions enfantines… « N'oublions pas que les enfants qui manifestent une remarquable précocité font toujours preuve de qualité de volonté, autant par l'intensité qu'ils mettent à se concentrer que par la régularité dans la répartition de leurs activités, sans oublier de placer en premier une ouverture à s'instruire, inlassable. »
Son secret ?
Il n’en fait pas grand cas, l’a révélé au grand jour, l’a confié avec une absolue honnêteté à un italien désireux d’en connaître la clé. La recette de son prodigieux pouvoir n’est en rien révolutionnaire : « Vous avez raison signor, j’attribue en effet à un précieux talisman le talent que l’on me reconnaît et ce talisman c’est le travail. » (3)
Pour le coup, cette pseudo-révélation – car peut-on affirmer qu’on l’ignore ? – n’éveille aucun enthousiasme.
Pire – la perspective d’un travail régulier, honorable mais intense et conséquent – a de quoi anéantir les meilleures volontés du monde. La recette désespère.
Travailler sans inquiétude, sans hésitation ni fatigue, pour exceller. Jouer de la musique comme on respire. Vivre non pas de sa musique mais avec la musique, en musique. Etre travaillé, habité par elle. Quoi de plus évident chez des virtuoses tels que Mozart ? Quoi de plus déprimant ? Quoi de plus fatigant pour le novice ?
On l’aura compris : Son absolue maîtrise est à chercher dans l’amalgame, dans la fusion d’une pratique parfaite et d’un principe identitaire défini par la musique. Aussi, toute tentative de réduire des compétences – si célestes soit-elles - par de la chance, par un coup du sort dû à une loterie génétique (4) serait aussi erronée que de l’expliquer exclusivement par un travail imposé, une répétition d’exercices à l’infini. « Le « don pour la musique », explique Albert Jacquard, dépend nécessairement des gènes, car l’enfant doté de gènes qui le rendent sourd deviendra difficilement un grand musicien ; mais peut-on affirmer que certains gènes ou certaines combinaisons de gènes sont la cause du génie musical, ou même que ce génie est héréditaires ? On n’en voit pas la moindre preuve. L’exemple de la famille de J.S. Bach, si souvent cité, ne permet nullement de l’affirmer ; la densité exceptionnelle de musiciens dans cette famille s’explique mieux encore en invoquant une influence du milieu. » (5)
Pourquoi les élèves qui « excellent » dans une matière s’y consacrent-ils pleinement, la dévorent jusqu'à plus faim, passent-ils leur temps à travailler ? De toute évidence, ils se réalisent dans le plaisir de réussir, d’exceller là où leurs compétences sont déjà louées, là où ils sont félicités. Le rite des compliments n’est-il pas plaisant ?
Daniel Tammet l’a évoqué lorsqu’il dit ‘Dans ces pages, je trouvais le sens du plaisir et la paix.’
Pour Daniel Tammet, les maths et lui forment une seule et même entité, non pas de nature mais de culture. Car Daniel Tammet – tel Mozart et la musique – n’avait de cesse que d’y penser :
« Pour tuer le temps, je créais mes propres codes, en remplaçant les lettres par des nombres. Par exemple, « 24 1 79 5 3 62 » cryptait le mot Daniel. »
Mais ce n’est pas tout…
Daniel Tammet se met aussi à inventer des jeux mathématiques : « Alors qu’après l’école les autres enfants allaient dans les rues et dans les parcs pour jouer, je me contentais de rester dans ma chambre, à la maison. Je m’asseyais sur le sol et je m’absorbais dans mes pensées. Parfois, je jouais à une forme simple de réussite, où chaque carte avait une valeur numérique. » Pp 108-109
… Il développe ainsi une bonne estime de lui-même :
« Je trouvai cette réussite de mon invention fascinante – parce qu’elle mettait en jeu et les mathématiques et la mémoire. » P 94.
Evidemment, à force de jeux, d’exercices, d’entraînement (associés ne le nions pas à des prédispositions certaines)…
« Je finissais toujours mes calculs avant les autres enfants. Avec le temps, cette avance devint considérable : j’avais terminé le livre d’exercices. On me demandait pourtant de rester assis à ma table, calme, pour ne pas déranger les autres pendant qu’ils finissaient leur devoir. Alors, je mettais ma tête dans mes mains et je pensais aux nombres. Parfois, absorbé dans mes pensées, je me mettais à chantonner doucement, sans réaliser ce que je faisais… »(1) p 93.
« Je visualisais chaque ensemble de quatre cartes comme un carré délimité par des points. Les carrés avaient différentes valeurs et textures, dépendant de la valeur des cartes. » (1) p 109.
Etre valorisé, récompensé pour ses qualités, qui n’aimerait ?
L'élève féru de mathématiques, ayant des facilités de calculs, désireux de prolonger les louanges, va tout mathématiser. Le processus s’enclenche doucement, progressivement, sûrement, avec le temps... A la maison, sous le charme des savoirs du chérubin, les parents – on le devine - vont rapidement s’en emparer – fierté compréhensible du frère de Daniel Tammet, qui vérifie, sourire aux lèvres et calculette à la main les sommes faramineuses effectuées par ce dernier - l’exposer autour d’eux, dans la famille d’abord, puis transmettre la bonne nouvelle aux voisins, dans le village, à l’enseignant. Le mécanisme est fixé, renforcé par l’acquisition de livres.
Chacun apporte son grain de sel, son idée, sa solution, son petit truc pour aider encore. Résultat, cette compétence célébrée par tous va s'auto-renforcer, s'auto-alimenter. Au bout du compte, les calculs vont se fluidifier, les écarts de pratique constitueront des centaines, voire des milliers d'heures de différence. La maîtrise de la matière entre un élève ordinaire et cet élève stimulé, volontaire, seront sans commune mesure. Difficile, ensuite, de combler l’écart. Difficile de comparer. L’hypothèse du don s’affirme. L’illusion d’une intelligence « innée » s’impose.
Daniel Tammet joue également aux échecs avec assiduité. « … je prenais beaucoup de plaisir à jouer… Confie-t-il. J’adorais aller au club une fois par semaine. » (1) p 137.
« Les échecs impliquent de nombreux problèmes de logique. Le plus célèbre, mon préféré, est connu sous le nom de « tour de cavalier », une suite de mouvements avec le cavalier qui doit parcourir toutes les cases de l’échiquier sans passer deux fois sur la même case. »(1) p 135.

« Beaucoup de mathématiciens célèbres ont travaillé sur ce problème. Une solution simple consiste à utiliser la règle de Warnsdorff, selon laquelle chaque mouvement du cavalier doit se faire vers la case qui lui permettra le moins de mouvements au coup suivant. » (1) p 136.
Mais cela ne suffisait pas – bien sûr…
« Après chaque tournoi, je prenais la feuille de papier [où chaque coup est noté] et je rejouais la partie sur mon échiquier, à la maison, assis sur le sol de ma chambre, analysant les positions et essayant d’améliorer mon jeu. J’avais lu que c’était ainsi qu’il fallait faire et cela m’aidait à ne pas répéter mes erreurs et à me familiariser avec les différentes combinaisons possibles au cours d’une partie. » (1) p 138.
Soyons honnêtes avec nous-mêmes - qui de vous à moi – aurait pris soin de reprendre chaque problème mathématique vu en classe afin d’en étudier les arcanes, d’en autopsier les termes, d’en déterminer précisément les difficultés, d’en cerner les erreurs possibles afin de ne plus les reproduire ?
Nous avions bien mérité notre moyenne…
« Totalement distrait – poursuit Daniel Tammet - je jouai une série de coups médiocres et perdis la partie.
Néanmoins , je continuai à jouer régulièrement tout seul, sur mon échiquier, assis sur le sol de ma chambre. Ma famille savait qu’il n’était pas question de me déranger quand j’étais au milieu d’une partie. Quand le jouai seul, les échecs étaient fluides, avec leurs règles établies et consistantes, leurs modèles répétitifs de coups et combinaisons. A 16 ans, je créai un problème en 18 coups que j’envoyai au magazine spécialisé… A ma surprise, il fut publié. » p 139-140 :
L’illusion des illusions, serait de croire que l’on peut « réussir » sans rien faire. De suivre la mode – ancienne, déjà – consistant à imaginer atteindre le sommet sans grimper. L’illusion des illusions serait de croire que la famille – ou la société par le biais d’un enseignant - ne jouent aucun rôle dans ce processus d’élaboration interne.
Daniel Tammet indique au reste bien combien c’est – par l’habitude et le travail régulier qu’il s’est construit ses compétences.
« Mes dernières années de scolarité – confie-t-il- furent difficiles, mais pour d’autres raisons. Le changement dans la manière dont les cours étaient organisés, et dont les matières étaient étudiées, fut un choc pour moi. En histoire, les thèmes que je connaissais depuis deux ans avaient été remplacés par d’autres, sans aucun rapport avec les précédents et qui ne m’intéressaient pas du tout. La quantité de travail écrit exigée augmenta considérablement. J’eus du mal à en venir à bout. Pourtant ma relation avec le professeur d’histoire, Mr Sexton, était très bonne, bien meilleure qu’avec mes camarades. Il respectait mon amour de la matière et appréciait nos discussions après la classe sur les sujets qui me plaisaient le plus. » p 144- 145.
Le savoir est affectif mais également fait d’habitudes et de régularités.
Dans ces conditions, pourquoi prôner l’existence d’une intelligence innée ? Pourquoi vouloir propager ce cliché, en faire une vérité ? A l'évidence, le poncif rend service. La théorie du don se décline ensuite en divers tests, qui - tous - font diversement appel à l’intelligence mais ne mesurent pas l’intelligence, prouvent pourtant (scientifiquement) la nature exceptionnelle de ceux qui les réussissent. Les résultats sont à la mesure de la sélection recherchée. Bien sûr, on admettra quelques exceptions. Le succès improbable du type sorti de rien - tiré du caniveau, aidé par personne - cautionne l’honnêteté globale du système.
Il faut bien se donner des airs de probité, avancer des gages d’égalité.
La conception génétique du savoir balaye la concurrence, confisque le pouvoir, affirme la supériorité du possesseur.
Le « doué » est un roi dont la juste noblesse est assurément divine.
Voici comment naît l’élève de droit divin. Il obtient 20 sans réviser. Il saute des classes en apprenant tout seul. Il sait lire – par lui-même - dès l'entrée au CP !
« la même idée est sans cesse exprimée, condamne Albert Jacquard : certains sont plus intelligents que d’autres, ils ont gagné à la loterie génétique, ils sont plus doués ; les autres sont par nature stupides, ils sont perdants, les pas-doués. »(6) Il existe une « dynamique du fonctionnement du cerveau dont les connexions se réorganisent en permanence dans le temps et dans l'espace, selon l'expérience propre à chacun.(7)»(8). Le travail, les exercices, réguliers auront une influence décisive sur les savoirs à venir. Patience – régularité - constance. La culture de la persistance, du tâtonnement produisent de grands effets.
Elle constitue en tout cas, une opportunité consciente ou inconsciente de se positionner.
Où ?
Au-delà.
Au-dessus.
En haut.
En altitude.
Dans les sphères du supérieur.
Chacun est à sa place, on dirait.
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(1) Daniel Tammet - Je suis né un jour bleu.
(2) Antoine de la Garanderie, « Comprendre et imaginer. Les gestes mentaux et leur mise en oeuvre. Centurion ed, Mayenne, 1987, page 83.
(3) « Le journal des Professionnels de l’Enfance. Nov. Déc. 2003, N°25, P 26, article du professeur Jacques Vauthier, professeur à l’université Paris VI
(4) « L’existence de « dons », précise Albert Jacquard, notamment intellectuels, semble si évidente, elle est évoquée si souvent, à tous propos, qu’il semble absurde de la remettre en cause . Et pourtant… » Moi et les autres op cit, p 100.
(5) Moi et les autres, op cit, P 115.
(6) Moi et les autres, op cit, P 100.
(7) F. Ansermet, P. Magistretti, A chacun son cerveau, Odile Jacob, 2004.
(8) Nos enfants sous haute surveillance, op cit , pp 78-79 Il en résulte qu'aucun cerveau ne ressemble à un autre
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Humour.... Un peu d'humour ne saurait nuire à la santé.