« Dieux, souverains des âmes, Ombres silencieuses,
Chaos et Phlégéthon, lieux muets étendus dans la nuit,
permettez-moi de dire ce que j'ai entendu, accordez-moi de révéler
les secrets enfouis dans les profondeurs obscures de la terre. »
Virgile.
ÉNÉIDE, LIVRE VI
LA DESCENTE AUX ENFERS
Arrivée dans le monde souterrain (6, 264-425)
Invocation - Vestibule lugubre (6, 264-294)
Dante et Virgile par William-Adolphe Bouguereau (1850).
« Ils ont voulu abolir toute supériorité au-dessus d’eux
et ils retrouvent la majorité,
la masse et le poids de leurs semblables. »
Alexis de Tocqueville
(Lucien Jaume, de mémoire).
Pourquoi se dresser, se relever lorsqu’on travaille tranquillement ses abdominaux, un dimanche de janvier ?
Eh bien… lorsqu’on entend Michel Serre parler de pédagogie en ces termes :
«Il faut changer la pédagogie et les institutions… affirme le membre de l’Académie Française, dans ‘Les Retours du dimanche’. Il ajoute : Si la société du savoir existe… Si chacun – en effet - est porteur de certains types de savoirs de jugement, etc.
Il faut renverser tout simplement le vecteur enseignant – enseigné.
Avant : il y avait du savoir qu’on enseignait à quelqu’un qui est ignorant.
Aujourd’hui mes étudiants ne sont pas ignorants. Il suffit qu’ils aient regardé sur Internet ou sur Wikipédia le sujet que je vais expliquer pour qu’ils soient à égalité avec moi. Par conséquent, la pédagogie est en train de se renverser. Et c’est vrai que beaucoup de mouvements sont en train de se créer pour ça… Et ça crée un nouveau monde… »
Bon ; ni concentrée, ni motivée sur mes exercices, je me relève... Voilà ce qui arrive lorsqu’on a eu la flemme d'aller à la salle de gym.
Je reprends :
Ce discours d’apparence banale, sans danger, l’est-il vraiment ?
Outre un postulat de base évidemment faux - hier comme aujourd’hui - les élèves n’ayant jamais été ‘ignorants’ (Ces derniers – de tout temps – ayant été traversés de leurs expériences, de leurs explorations personnelles, de leurs lectures passées, de leurs pensées.), parler d’un renversement d’un rapport enseignant – enseigné, pire en appeler à ce qu’il se produise, n’est pas sans conséquences.
En vrac : des élèves percevant de moins en moins les enjeux de l’école.
Des parents renversant et intervertissant les rôles des acteurs éducatifs.
Une société de plus en plus négligente, en position de défiance voire de mépris vis-à-vis de ses institutions.
Exagération ?
Petite vidéo dont j’apprécie l’humour – en toile de fond – la conclusion reprend la même thèse d’élèves en position d’égalité avec les savoirs du maître. Savourez plutôt :
Le monde change, paraît-il - Clip 1 - "Nouvelles Pédagogies - Nouvelles Technologies"
Creusons le propos.
Suffirait-il de « chercher » des informations sur Internet pour « savoir » ? Croire que tout se vaut, serait-il un signe des temps ?
Qu’est-ce qu’enseigner ? …
Question épineuse.
Bien sûr, la dimension de la transmission des savoirs - incontestablement - est prépondérante.
Mais il existe plusieurs écueils au sein desquels il s’agit de ne pas tomber. Je me fais l’écho ici de trois d’entre eux (Il en existe au moins un quatrième - celui de la construction « socio-cognitive ».) Bien évidemment cette typologie m’appartient et saura – je l’espère – faire l’objet de discussions constructives.
1) La figure de Charon, le passeur d’âmes. Passer des savoirs sans autre forme de procès.
Comparer l’enseignement au franchissement du fleuve marécageux de l’ignorance qu’il se nomme Styx, Achéron ou Cocyte est réducteur bien sûr.
« Que veulent ces âmes ?
Pour quelle raison celles-ci quittent-elles la rive ?
tandis que celles-là balaient de leurs rames les eaux livides ? »
Les âmes (celles des élèves, bien sûr) veulent passer – atteindre l’autre rive - et payent leur obole d’une pièce placée sous la langue.
Le Nocher des enfers, Charon – homme fier, sombre, lugubre - les aide à traverser le monde souterrain. Avec, lui, aucune surprise. On parvient toujours à destination, « sain et sauf », ou presque. Au silence sec du passeur, s’ajoute la frayeur du « passé » plus mort que vif.
La traversée est sans saisissement – dénuée de fulgurances.
« ceux que transporte la rivière sont les inhumés. ».
« Ici, c'est le royaume des ombres, du sommeil et de la nuit qui endort :
transporter dans la barque stygienne des corps en vie est interdit. »
Montaigne, quant à lui, préfère à l’idée l’endormissement, celle d’étouffement.
Dans un chapitre lié au pédantisme – ce dernier montre combien les connaissances accumulées ne sauraient constituer des « savoirs », de la pensée. Un danger se profile, celui de l’acquisition de connaissances accolées les unes aux autres, accumulées, lesquelles peuvent bien « meubler la teste de science ». Rien à voir, donc, avec un questionnement constructif.
Un trop plein d’huile – suggère Montaigne - pouvant « étouffer » la flamme et d’éteindre la lampe.
Bref, il ne suffit pas de lire, de nous « imprégner » des idées des autres, encore faut-il les faire nôtre. Comme Montaigne nous le conseille, il nous faut acquérir des connaissances mais encore s’agit-il de « gouster les choses, [de] les choisir et discerner ».
2) La figure du « Karaté Kid » ou l’apprentissage par l’action.
Les exercices peuvent faire des miracles – bien sûr. L’exercice est nécessaire, voire primordial.
Mais là encore – faire des exercices – s’exercer ne suffit pas.
Bernard Stiegler explique combien : « L'esprit de la grande majorité des hommes se développe de façon nécessaire et au contact de ses activités quotidiennes. Un homme qui dépense toute sa vie à exécuter un petit nombre d'opérations simples n'a pas l'occasion d'exercer sa raison […] En général, il devient aussi stupide et ignorant qu'il est possible de l'être pour une créature humaine […]. (1) » (2)
D’abord parce que nous avons du mal à « voir » ce qui se trouve sous nos yeux.
Les idées les plus simples nous échappent. On peut étudier de près l’anatomie des batraciens et pourtant penser que le crapaud et la grenouille appartiennent à une même espèce, l’un étant mâle, l’autre femelle.
« Comme il m'est difficile de voir ce que j'ai sous les yeux » reconnaît avec justesse Wittgenstein dans ses remarques mêlées, éditées en 1940 :
« Les aspects des choses qui sont les plus importants pour nous sont cachés à cause de leur simplicité et de leur familiarité » (Recherches philosophiques, I). »(3)
Nous ne « conscientisons » pas, nous ne réalisons pas nos erreurs.
Les élèves, combien de fois s’exercent-il à différencier « et » de « est » ? Combien d’années durant ? Et pourtant, la plupart du temps, dès qu’il s’agit d’écrire… L’envie de raconter une histoire prend le dessus et les erreurs basiques (accords du nom en genre, accords du verbe) foisonnent.
Ce phénomène trouve son explication en 2 causes évidentes :
1) L’élève met toute sa concentration dans l’écriture, laissant de côté le reste.
2) L’exercice systématique (qui a son utilité) est un type de travail dont la logique « réflexe » n’est pas du même ordre – voire est complètement contradictoire – avec l’exercice d’écriture.
La plupart du temps nous croyons voir – ou savoir – des choses, alors que l’essentiel nous échappe. Ce n’est souvent que par l’intermédiaire d’un tiers, de l’autre, d’autrui, que nous sommes en mesure de « Réaliser »… François Jullien, par l’emploi de ce verbe, apporte un nouvel éclairage, une précision, une remarque qui nous fait avancer, cheminer, méditer, sur la question. Réaliser, développe-t-il, « est plus précis que le simple « prendre conscience » (qui vaut aussi pour la connaissance) : réaliser , c'est prendre conscience, non pas de ce qu'on ne voit pas, ou de ce qu'on ne sait pas, mais au contraire, de ce qu'on voit, de ce qu'on sait, voire de ce qu'on ne sait que trop – de ce qu'on a sous les yeux; réaliser, autrement dit, c'est prendre conscience de l'évidence »(4).
En gros, pour générer du savoir, encore faut-il être en mesure d’objecter, d’acquiescer, de rebondir, d’approfondir, de rechercher, de laisser, de choisir.
Entrer dans le monde du dragon…
Cédric Villani explique comment il s’y prend pour sortir du « cadre ordinaire » des mathématiques. inattendues : « Moi, je suis plutôt au milieu, au cœur de la fourmilière avec des extensions efficaces. Je trouve des connexions entre les questions qui ne semblent pas en avoir. J’ai pris plusieurs embranchements inattendus, au gré des rencontres avec des matheux travaillant dans d’autres domaines. Il faut être curieux, tenace et imaginatif. »
Pour Dewey, « apprendre veut dire apprendre à penser », la compréhension et le raisonnement expliquent l'apprentissage. En d'autres termes, « l'éducation intellectuelle consiste à former une pensée réfléchie. » Britt-Mari Barth, p 33.
Or, de toute évidence, « Fortifier son jugement » s’apprend.
La notion d’appropriation (oikeiôsis en grec, conciliatio en latin) permet de comprendre le paradoxe d’un jugement qui se développe lui-même à partir des pensées d’autrui.
Mais si penser, c’est faire des choix, remettre en cause, Sur quels savoirs peut-on s’appuyer ? Que peut-on croire ?
Faut-il douter de tout ?
3) La figure de l'« inception » le « pyrrhonisme » - soit l’esprit critique poussé jusqu’au doute généralisé.
Tout remettre en doute - ne plus croire en rien ?
Nous avons besoin – pour pouvoir penser – de nous appuyer sur des « propositions pivots » dans le sens de Wittgenstein.
« Une « proposition pivot » nous explique la sublime Adèle Van-Reeth, c’est-à-dire des choses auxquelles on a besoin de croire pour pouvoir avancer dans la connaissance et dans la certitude. Il y a des choses que l’on doit tenir pour acquises sinon on ne peut rien savoir, on ne peut rien dire. » Nous avons besoin de nous appuyer dessus – ajoute Jocelyn Benoist - pour avancer.
Pour faire simple, ce sont des critères solides à partir desquels on va pouvoir avancer.
Etienne Klein (cf article consacré au discours scientifique) dénonce l’idée d’une science associée au doute (toujours remise en cause donc relative et contestable...). La science n’est pas le doute - précise-t-il non sans agacement - la recherche, c’est le doute.
Il est absolument indispensable de bien distinguer ‘La science’ de ‘La Recherche’.
Le savoir scientifique ayant été fondé par le temps, vérifié, validé par un groupement d’experts est extrêmement stable, vérifiable et toujours en prise sur les choses dans le contexte dans lequel il est utilisé. Pensons à la théorie de la relativité d’Einstein.
Pour autant, cette dernière n’est plus transposable dans le monde de l’infiniment petit. Lequel microcosme met en avant des principes propres à la Physique Quantique.
Faut-il pour autant invalider la découverte d’Einstein ?
Bien sûr que non.
C’est là que la recherche entre en jeu. La recherche, c’est la dimension qui nous manque. C’est le jeu qui permet d’ouvrir l’espace, de pousser plus loin les savoirs, d’atteindre une « hauteur de vue ». Elle produit du nouveau à partir de l’ancien. Elle se vit comme un enrichissement, une amélioration, une ouverture, et non tel un enfermement ou la négation de tout.
Au lieu d’être dans une limite – dans le blocage de ce qui est systématiquement remis en question – ‘La Recherche’ renvoie à la vérification, au dépassement, à l’exercice d’une pensée critique, cette dernière transcende les paradoxes.
Le but est d’être attentif, d’essayer de s’arracher aux pensées usuelles communes mais non pour les nier – les biffer – mais pour en trouver les erreurs, en déterminer les limites.
C’est la figure de ‘l’Inception’, celle où le rêve est réalité où la réalité devient rêve. Un monde où l’on ne peut croire en rien, où l’on se perd.
« Toute vie humaine périrait forcément si ces principes [doute généralisé – scepticisme extrême] devaient universellement et fermement prévaloir. Tout raisonnement – toute action – cesseraient aussitôt. Et les hommes resteraient dans une totale léthargie jusqu’à ce que les nécessités de la nature n’étant pas satisfaites mettent fin à leur misérable existence. » Enquête sur l’entendement humain – David Hume.
Le doute absolu est l’envers de la certitude absolue – au fond appartiennent au même état d’esprit, lequel est un rapport d’une pauvreté effroyable au monde.
Conclusion :
Le regard du maître diffère de celui de l’élève ou de l’étudiant.
Il dispose d’un solide socle de connaissances et ne se laisse pas imposer n’importe quoi. Sa pensée s’inscrit dans ses lectures, son expérience, ses analyses – son esprit critique. Pour Jean-Pierre Astolfi (spécialiste des sciences), une grande part de l’apprentissage passe par cette prise en compte de nos erreurs. L’enseignant a repéré l’essentiel des écueils dans lesquels l’élève ne doit pas tomber – quand bien même certains peuvent lui échapper.
Tout le savoir qu’il a accumulé, il va s’en servir afin de « guider » l’élève. Il interagit en permanence avec ce dernier. Il s’agit pour le professionnel de reconstituer le chemin de la personne qui erre – de chercher les erreurs qu’il a commises ou qu’il peut commettre – de lui « enseigner » non pas seulement des savoirs mais le sens des savoirs. Et pour ce faire, l’enseignant sait non seulement où il va mais où il veut en venir.
Si l’enseignant entretient avec son élève une relation de « proportion » (150) . C’est à dire qu’il sache se mettre à la portée de son élève (condition pour que la confrontation des jugements soit profitable, et pour qu'un dialogue soit possible.) Le principe de l'enseignement n’est pas renversé pour autant : les savoirs de l’élève ne « valent » pas ceux du maître. Le professeur a fait preuve de compétence pédagogique c’est-à-dire à fait montre d’une aptitude professionnelle à se « ravaler pour s’accomoder à sa force » de son élève. Ce qui est – au reste – le minimum de psychologie nécessaire à l’exercice de l’enseignement.
Comprendre, c’est négocier le sens.
C’est la raison pour laquelle l’instruction a toujours été très importante.
Dans cette vidéo, on voit Michel Serres expliquer ses thèses, s'appuyer sur ses savoirs …
Il montre combien le langage, les cultures, les mœurs ont changé.
L'un de ses étudiants en serait-il capable ?
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(1) Montaigne in (SKOLE - Montaigne, la charge du gouverneur).
« un conducteur qui eust plustost la teste bien faicte que bien pleine, et qu'on y requit tous les deux, mais plus les meurs et l'entendement que la science; et qu'il se conduisist en sa charge d'une nouvelle maniere. On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verseroit dans un antonnoir, et nostre charge ce n'est que redire ce qu'on nous a dict. Je voudrois qu'il corrigeast cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de l'ame qu'il a en main, il commençast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses, les choisir et discerner d'elle mesme : quelquefois luy ouvrant chemin, quelquefois le luy laissant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il escoute son disciple parler à son tour. »
Michel de Montaigne, Essais, I, 26, 150 A
Marc Foglia explicite ce qu’il faut entendre par « science » chez Montaigne : ce sont des savoirs déjà constitués, institutionnalisés, transmis par les maîtres et mémorisés par les élèves.
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(1) Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, champ essais, 2006 et 2008, isbn 978-2-0812-1782-9. A propos d’Adam Smith, Wealth of Nation, I , chap. 1, art. 2.
(2) Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, champ essais, 2006 et 2008, P 227.
(3) François Jullien, La Philosophie inquiétée par la pensée chinoise, opus seuil, Paris 2009, ISBN : 978-2-02-096742-6 , P 119.
(4) François Jullien, Op. Cit, P 128-129.
Les nouveaux chemins de la connaissance : Wittgenstein, le devoir de génie.
Les retours du dimanche, une émission d’Agnès Chauveau, Nicolas Truong, diffusée sur France Culture Année indignée, 2012 année de tous les dangers. 01.01.2012 - 17:00…
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Virgile, Enéide, VI, 295 – 304
Hinc via Tartarei qua fert Acherontis ad undas.
Turbidus hic caeno vastaque voragine gurges
aestuat atque omnem Cocyto eructat harenam.
Portitor has horrendus aquas et flumina servat
terribili squalore Charon cui plurima mento
canities inculta iacet, stant lumina flamma,
sordidus ex umeris nodo dependet amictus.
Ipse ratem conto subigit velisque ministrat
et ferruginea subvectat corpora cumba
iam senior, sed cruda deo viridisque senectus.
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Ici un gouffre aux eaux fangeuses, agité de vastes remous
bouillonne et crache tout son sable dans le Cocyte.
Un portier effrayant surveille ces eaux et ces fleuves,
Charon, d'une saleté repoussante, au menton tout couvert
de poils blancs et hirsutes, aux yeux fixes et ardents ;
un manteau sordide, retenu par un noeud, pend de ses épaules.
À l'aide d'une perche, il pousse son radeau, manoeuvre les voiles,
et transporte les corps dans sa barque couleur de rouille ;
assez vieux déjà, mais de la vieillesse vive et verte d'un dieu.
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Inception :
« Les rêves semblent vrais tant qu’on est dedans, ce n’est qu’au réveil qu’on réalise ce qu’il y avait dedans. »
« Le rêve est en train de s’écrouler. »
Méfiez-vous des stages à pourvoir…
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HUMOUR :