« Seigneur Loup étrangla le baudet sans remède. »
L’Ane et le Chien -Livre VIII - Fable 17.
Jean de La fontaine.
L’image de l’âne, à l’école, n’est guère brillante.
L’âne, c’est le bête, l’idiot – au mieux, le rebelle, l’irrévérencieux, l’enfant refusant toute forme d’apprentissage – au pire le baudet, l’imbécile, l’attardé, bref, celui qui ne peut pas apprendre.
Dans ce contexte, porter le bonnet d’âne, c’est la honte, le summum de l’humiliation. Le couvre-chef marque délibérément du sceau de l’idiotie, voire d’une débilité profonde quiconque en est affublé.
Aussi, lorsque j’entendis – pas plus tard qu’hier - sur l’antenne de France Inter dans une émission consacrée aux animaux que le « Bonnet d’âne » avait eu, naguère, une connotation positive, cela a tout de suite réveillé en moi la fibre guerrière (qui il est vrai ne sommeille jamais profondément). Et il n'en fallut pas plus pour que la pourfendeuse d’idées reçues – encore ceinte du semi-coma propre au lendemain de réveillon – se mette en branle.
Je commençais – donc – par réécouter attentivement l’extrait de « Vivre avec les bêtes » où Marinette Panabière, présidente de l’ADADA (l’Association nationale des amis des ânes) expliquait l’origine – surprenante - du bonnet d’âne.
« Au moyen âge, on avait créé le bonnet d’âne. Le bonnet d’âne était fait pour rendre les petits clercs aussi intelligents que l’âne, leur donner la sagesse et la réflexion de l’âne… Et ça a été déformé par l’école de Jules Ferry. » Un tel retournement de l’histoire - avouez, ça ne manque pas de piquant. Que le bonnet fût au moyen-âge un objet de transmission de savoir et de sagesse, on aimerait y croire, en effet.
Naturellement, si vous cherchez sur la toile la source de cette allégation… vous tombez sur les éternels « copier coller », répétant inlassablement les mêmes âneries, au mot prêt.
Je poursuivis donc mes recherches en direction des Fables d’Esope – celles-là mêmes reprises par Jean de la Fontaine sous forme versifiées.
Mais là encore, nouvelle déception. L’âne n’y est presque jamais intelligent. Bien au contraire, l’animal semble dénué de réflexion. Couard (De l’âne et du cheval – De deux hommes et d’un âne). Bon à recevoir des coups de bâton (de l’âne et du chien). Juste bon à travailler (De l’âne couvert de la peau du lion.) besogneux.
" Maître Baudet, qui croyez ici mériter nos hommages, attendez qu'on vous ait déchargé de l'Idole que vous portez, et le bâton vous fera connaître si c'est vous ou lui que nous honorons ". (De l'Âne qui porte une Idole.)
Ne forçons point notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce:
Jamais un lourdaud, quoi qu'il fasse,
Ne saurait passer pour galant.
L'Âne et le petit Chien (IV,5)
Bref, l’âne est un animal « sans qualité ».
Une exception peut-être …
Le Mulet voyant un Loup venir à lui, et craignant d'être pris, feignit d'avoir une épine au pied et d'être fort tourmenté du mal que lui causait cette épine. " Hélas ! mon ami, dit-il en s'adressant au Loup, je ne puis résister à la violence de la douleur que je sens ; mais puisque mon malheur veut que je sois bientôt dévoré par les oiseaux de proie, je te prie, avant que je meure, de m'arracher cette épine que j'ai au pied, afin que j'expire plus doucement. " Le Loup consentit à lui rendre ce bon office, et se mit en posture. Alors le Mulet lui donna un si grand coup de pied, qu'il lui enfonça le crâne, lui cassa les dents, et se mit à fuir. Le Loup se voyant dans un état si pitoyable, ne s'en prenait qu'à lui-même. " Je le mérite bien, disait-il ; car de quoi est-ce que je me mêle ? Pourquoi ai-je voulu m'ingérer mal à propos de faire le Chirurgien, moi qui ne suis qu'un Boucher ? " (souce : blog shanaweb.net)
L’image de l’âne n’a-t-elle jamais inspiré autre chose que mépris et moqueries ?
Je consultai derechef l’excellent Bestiaire médiéval édité par la BNF (1), espérant – tel Jean-Noël Jeanneney « construire une réflexion autour de la multiplicité de sens dont l’animal est investit au Moyen Age. » (1) p 9.
Trouver - donc - des éléments dépassant l’anecdote.
Marie-Hélène Tesnière : « De tout temps la fable a été le lieu d’un enseignement moral et d’une satire sociale ou politique. L’antiquité grecque eut Esope (VIème siècle avent J.C.), l’Antiquité latine Phèdre (1er siècle aptrès J.C.). Le moyen-âge est célèbre pour les fables de Marie de France, le Roman de Renart et le Roman de Fauvel. » (1) P 128.
Marie de France / Fables/ Paris entre 1285 et 1292 / Peint par le maître de la bible de Papeleu, BNF, Arsenal, m.s. 3142, f. 258
L’historienne poursuit : « A la fin du XIIème siècle et au début du XIIIème, Marie de France donne ses lettres de noblesse à la fable française. Elle écrit en français pour être comprise des enfants et des laïcs. Reprenant le modèle anglo-latin, elle place les fables dans une nature pittoresque, dote les animaux d’une psychologie quasi humaine et fait de sa moralité une sorte de critique de la société de cour contemporaine : le loup du « Loup et l’Agneau » y est semblable à ces puissants, à ces juges qui font un mauvais procès aux pauvres ; le corbeau du « Corbeau et le Renard » est comme ces orgueilleux qui dépensent follement leur bien.
Mais plus inattendu, le miroir historial de Vincent de Beauvais nous a conservé une trentaine de fables latines abrégées et mises en prose. C’est que cette immense histoire de l’humanité est également une somme de textes savants et littéraires, compilés par le grand dominicain et ses assistants. » (1) p 128.
Je cherchai donc dans les enluminures extraites de ces textes de quoi renvoyer une image positive de l’âne.
Vincent de Beauvais – Miroir historial – traduit en français Paris, 1463 – Peint par maître François pour Jacques d’Armagnac, B NF, Manuscrits français 50, f.25
Malheureusement, la description est la suivante : "Cavalcade des vices qui mènent le fidèle en enfer : un roi chevauche un lion (orgueil), un lourd bourgeois un ours (gloutonnerie), un manant un âne (paresse), un bourgeois un singe (luxure), un vieillard un léopard (avarice), un noble un sanglier (colère), un jeune homme un chien (envie)." (1) pp 64-65.
Pas de quoi redorer le blason de l’âne…
Autres exemples...
Le Lion et l'Âne : fables contre ceux qui épouvantent les autres et contre ceux qui entrent sans réfléchir dans la maison des puissants.
Dans la fable d’Esope du Lion et de l’âne : « Au sommet de la colline, l’âne brait le plus fort qu’il peut pour épouvanter les animaux, mais le lion le connaît, il n’a pas peur. » Fables d’Esope insérées dans le Miroir historial de Vincent de Beauvais, Paris 1370-1380 / exemplaire de Charles V, BNF, Manuscrits, NAF, 15939 f. 85 - (1) p 132.
Dans « Le lion malade : les animaux entourent le lion souffrant ; déjà le bouc le frappe de ses cornes, l’âne et le renard le malmèneront autant car quiconque perd sa force et son intelligence est mal traité même par ceux qui l’ont aimé. » (1) p 128.
L'âne ne semble pas fidèle en amitié...
Exposition BNF : fiches pédagogiques 2.
Ne comptant pas en rester là, je m’attachai à poursuivre mes recherches du côté de la religion…
Nativité de Botticelli. 1476. Florence, Santa Maria della Nova.
Après tout l’âne et le bœuf ne représentaient-ils point la nativité ? Le symbole positif de la naissance ? Leurs souffles conjoints n’avaient-il pas réchauffé le nourrisson, ne l’avaient-ils pas protégé du froid ?
Le Bestiaire médiéval recèle également des iconographies où « Dans la même harmonie, hommes et animaux chantent un hymne à la création et au Créateur (psaume XCI) » (1) p p54 – 55.
Et ô miracle l’âne en fait partie !
Psautier dit de Saint Louis et de Blanche de Castille / Paris, vers 1230 / Peint par le maître de l’atelier de Blanche de Castille / BNF, Arsenal, m.s. 1186, f. 13 V°
(L’âne est à gauche.)
Mais les choses se gâtent vite…
L'excellent site "Archéographe.net" nous apporte des réponses :
« Le bœuf et l'âne veillant sur l'enfant Jésus sont indissociables de la crèche. Leur présence s'explique par deux passages de la Bible dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Le bœuf symbolise la patience devant les difficultés, la mansuétude, la gravité et la sagesse, l'âne l'obéissance aveugle et la fidélité [ce qui n’est pas inintéressant comme qualités requises pour un jeune clerc.]. Les deux, réunis derrière la crèche, représentent le judaïsme et le christianisme au moment du passage de l'Ancien Testament au Nouveau. Le bœuf connaît son possesseur, et l'âne la crèche de son maître, Israël ne me connaît pas, mon peuple ne comprend pas. Hypocrites ! Chacun de vous, le sabbat, ne délie-t-il pas de la crèche son bœuf ou son âne pour le mener boire ? »
Le boeuf et l'âne de la Nativité du Hortus Deliciarum. , A. Christen et Ch. Gries, Hortus Deliciarum. Mise en couleurs Cl. Tisserand-Meyer. Edition Tisserand-Christen, 1981-88.
"Le bœuf et de l'âne se trouvent déjà dessinés dans les catacombes au début du IIIe s. Le thème est une tradition attestée dès le IVe s., consignée pour la première fois au VIe s. dans l'Évangile apocryphe du Pseudo Matthieu (Au chapitre 14, verset 14.) qui s'inspire d'un texte d'Isaïe détourné de son sens.
Or, le troisième jour après la naissance du Seigneur, Marie sortit de la grotte, entra dans une étable, et elle déposa l'enfant dans la crèche, et le bœuf et l'âne l'adorèrent. Ainsi s'accomplit ce qui avait été dit par le prophète Isaïe : le bœuf a connu son maître et l'âne la crèche de son maître [ Voilà qui est plus raisonnable]. Ces animaux donc, qui avaient l'enfant entre eux, l'adoraient sans cesse. Ainsi s'accomplit ce qui avait été dit par le prophète Habacuc : Tu te manifesteras au milieu de deux animaux. "
(Archéographe)
Pour enfoncer le clou…
Nativité, f.57v, Livre d’heures de Béatrice de Rieux (MS 2044), 1390, France (Ouest)
"Situés aux pieds et à la tête du nouveau-né, l’âne et le bœuf le réchauffent de leur haleine, le protégeant du froid. Cependant, contrairement à ce que l’on pourrait croire, aucun des quatre Évangiles ne mentionne leur présence. Il faut attendre les IVe et Ve siècles pour que ces animaux apparaissent dans des textes chrétiens apocryphes. Seul l’Évangile selon Saint Luc indique que la naissance du Christ s’est faite dans une étable. Or, ici, le décor étant réduit à des éléments ramenant la Nativité à l’essentiel, seuls trois détails permettent de figurer cette étable : la mangeoire et les deux animaux. Dans cette optique, leur présence est donc obligatoire et peut expliquer leur position relativement centrale dans l’image. C’est le bœuf qui souffle sur le visage de l’enfant tandis que l’âne se « contente » des pieds. Ce détail n’est pas anodin car au Moyen Âge le bœuf a une réputation plus flatteuse que l’âne. Cette différence va s’abolir au fil du temps, les deux animaux étant alors représentés sur le même plan dans la Nativité." Bibliothèque, musée de Bretagne.
En outre...
L’âne est irrévérencieux, il brait et détourne la tête, il ne veut voir " la lumière ". Cette attitude est fréquente dans les " Nativités " des Etats de Savoie au XVème siècle. C’est la conséquence des écrits de Saint Jérôme qui a vu en lui le symbole de l’Ancien Testament et dans le bœuf celui du Nouveau.
Le bestiaire médiéval, un monde symbolique.
Quelques animaux..
Conclusion :
La version positive du bonnet d’âne semble peu probable. Il parait plus vraisemblable que ce dernier (attribué aux jeunes clercs) ait eu fonction de "sagesse" dans le sens d'obéissance, d'écoute - bref ait été synonyme de conformité. Il faut donc – à regret, je sais, c'est dur – abandonner cette idée.
Reste – toutefois – deux images promptes à nous consoler :
D’abord celle du « Portrait du fou regardant à travers ses doigts », exécutée vers 1500.
On y voit un fou affublé d’un costume au bonnet d’âne et à la crête de coq.
«La clé de compréhension à notre représentation repose sur l’expression vernaculaire « regarder à travers ses doigts ». Au-delà du personnage du fou qui participe certes à la compréhension de l’œuvre mais qui n’est pas central pour autant, les lunettes et la gestuelle vont de paire. Le fou est en train de ranger ses lunettes et regarde le monde à travers ses doigts. L’expression néerlandaise « door de vingers zien », qui est couramment employée, révèle une attitude qui consiste à prendre des distances par rapport à tout ce qui tourne pas rond dans le monde. En fermant les yeux et en se taisant, l’individu parvient donc à se prémunir. Dans le cas du fou, il espère aussi en contre partie que le spectateur aura la même comportement bienveillant à son égard et ne pointera pas ses failles.
…
Les lunettes qui sont d’ordinaire signe d’érudition sont ici associées à l’aveuglement et à la supercherie. » Musée Départemental de Flandres – Cassel – Catalogue des œuvres choisies, 2010 (ISBN : 9788836618057) – SilvanaEditoriale – p 164.
La deuxième rejoint la première :
Qui sait où les frontières de la bêtise et de la folie se situent ?
Garder, donc,
« une attitude qui consiste à prendre des distances par rapport à tout ce qui tourne pas rond dans le monde. En fermant les yeux et en se taisant, l’individu parvient donc à se prémunir. Dans le cas du fou, il espère aussi en contre partie que le spectateur aura la même comportement bienveillant à son égard et ne pointera pas ses failles. »
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(1) Bestiaire médiéval – enluminures – Marie-Hélène Tesnière - BNF, Bibliothèque Nationale de France – Belgique 2005