« Si l’on voulait dresser un catalogue de monstres,
on ne pourrait mieux faire
que de photographier en mots les choses
que la nuit charrie jusqu’à nos esprits somnolents,
incapables de dormir. »
Fernando Pessoa*,
Le livre de l’intranquibilité,
p 253.
Lorsqu'on rencontre une personne dont on s’était fait une certaine idée, on est parfois surpris. La froideur imaginée
fait place à un tact subtil, une proximité étonnante. Le détachement supposé s’efface, se reconnaît comme une lucidité aiguë de la nature humaine, une pensée pleine de finesse. L’inverse étant
aussi justement observé. Celui-ci nous semblant débonnaire, amical, proche, s’avèrera véritablement inaccessible ; sans reconnaissance envers le lecteur avide de philosophie, sans réciprocité si
ce n’est celle des conférences soigneusement cadrées. Au vrai, lorsqu’on rencontre des personnalités, on s’aperçoit vite de la faiblesse de nos jugements. On est bien obligé de reconnaître
combien une façon d’être, un discours bien enveloppé peuvent contenir d’impressions reçues, d’apparences trompeuses. Voilà pour l’être humain.
Mais qu’en est-il des mots ? Du vocabulaire que nous employons ? Entretenons-nous un questionnement sérieux à son sujet ?
Remettons-nous suffisamment en cause ce qui nous est proposé ? Et, privés des outils conceptuels adéquats, que se passe-t-il ?
Pour percevoir, voir, décrire, nous avons besoin de nommer les choses. Nos pensées sont conçues à l’aide de mots, des
éléments de base décrivant une réalité conceptuelle (1) ou matérielle, précise. Au fond, soutenir une réflexion subtile, c’est penser le vocabulaire – ses attributs, ses liens logiques, ses sens
cachés - et ce, avec force. En saisir les nuances afin d’augmenter notre acuité, décupler notre lucidité, cheminer en conscience. Aussi pour Bruner, ça ne fait-il aucun doute… « L’acquisition
des concepts est un aspect de ce qu’on appelle traditionnellement « penser » (2)… La langue façonne la pensée, laquelle est également inséparable de l’expression de nos sentiments (3),
sensations. « On ne perçoit que ce qu'on conçoit » nous dit Britt-Mari Barth (4) et dans le même temps nos conceptions s’élaborent à l’aide de concepts donnés, reçus ou construits.
Restons un instant sur ces briques. (5). User d’un terme n’est jamais neutre (4’), puisqu’il est relatif aux qualités des rencontres intellectuelles et expérimentales ainsi qu’aux liens que nous
aurons tissés. Mais il arrive fréquemment que ce dernier nous soit « donné ».
On ne choisit pas la notion de « reproduction », on l'a choisie pour nous – dans les livres, les conférences, les
ouvrages spécialisés, les dictionnaires, cet intitulé fait « référence », il est institutionnalisé. Est-il légitime pour autant ? L’activiste humain Albert Jacquard (6) nous alerte contre ces
types d’ondulations sonores qui nous susurrent leurs opinions à l’oreille, nous bercent de leurs idées, nous charment de leurs concepts. Enchantent – endorment, cherchent à nous égarer, nous
conduisent bien gentiment en direction des rochers. Eliminer la complexité, substituer des mots dans le sens du simplisme, et ce de manière rationnelle – Orwell en est le merveilleux interprète -
c’est agir sur nos pensées, les manipuler, façonner notre vision tout en détériorant singulièrement notre compréhension du monde. En d’autres termes, travailler à transformer l’individu commence
par appauvrir son vocabulaire, supprimer les moyens qu’il pourrait employer – ses ressources donc – à fin** d’annihiler tout esprit critique. Ainsi dépouillé, ce dernier se devrait d’obéir aux
pensées qu’on lui soufflera – insufflera – à l’esprit sans coup férir. Du moins, l’espère-t-on… "Dans des temps de tromperie généralisée, le seul fait de dire la vérité est un acte
révolutionnaire." Martèle George Orwell.
« Il faudrait supprimer de tous les livres d’école le mot reproduction sexuée. Du moment qu’il y a sexe, il y a pas
reproduction, il y a tirage au sort et il a justement mise en place d’un processus extraordinaire de création du neuf à tous les coups. C’est pourquoi, il faut parler de procréation, j’ai été
créé et il n’y en a pas deux comme moi. Et on peut dire ça à chacun. »
Le message critique d’Albert Jacquard est relayé par les documents d’accompagnement des programmes qui soulignent le même danger de confusion. En somme – tout le monde s’accorde sur ce point - la maîtrise du vocabulaire est un enjeu
primordial.
.
Albert Jacquard évoque de manière toute aussi rigoureuse ce que recouvre le terme de reproduction.
.
A écouter et lire Albert Jacquard (7), la différence entre reproduction et procréation est nette, bien établie, ne laisse aucune place à l’équivoque. Alors pourquoi cette ambiguïté ?
Pourquoi persévérer dans cet emploi fautif ? Comme souvent, pour comprendre, il s’agit de repérer la source de l’intérêt, de s’en rapprocher. Jacques Testart (2) est bien placé pour ce faire. La
reproduction, c’est le domaine du certain, du sûr, de l’exact. Quoi de plus connu et attendu que la photocopie, la copie du mème ? Dans cette science omnisciente, toute puissante, tout est
fiable, déterminé. L’homme obéit à une logique implacable, son avenir devient manifeste, probable. On peut considérer toutes ses propriétés en les notant noir sur blanc. Se représenter la
‘procréation’ comme une reproduction, c’est composer une image précise de la conception. C’est la penser en tant qu’expérience fixe – garantie - maîtrisable. Mais plus encore, cette détermination
de lois naturelles lisses, homogènes, ordonnées, oriente la recherche dans le sens d’une simplification du monde, de sa réduction à la plus simple expression, celle d’une nature limitée, soumise.
Soit, tel Descartes, se rendre « comme maître et possesseur de la nature. »
L’idée de procréation est différente. Ce concept contient ce qu’il est bien convenu d’appeler du vague, de l’incertain,
de l’aléatoire, de la nouveauté. Un flottement, un flou règne sur le résultat de l’opération. La représentation de l’homme est ici en germe, indéterminée. Cette part d’indécision - et
d’indécidable - ne saurait satisfaire les vendeurs de sciences exactes – ces amoureux de la norme – ces croyants en codes et brevets en bonne et due forme. Ceux qui adaptent l’environnement à
leurs besoins et non l’inverse… Comment, en effet s’accaparer ce qui est insaisissable ? On ne peut ‘posséder’ ce qui nous échappe.
Transformer le vocabulaire est donc une arme ; d’autant plus redoutable qu’elle n’a l’air de rien. Elle infléchit
néanmoins la pensée de l’utilisateur dans une direction voulue, travaille à modifier l’esprit de celui qui en use dans un sens particulier et déterminé. Celui…d’un système dévoyé puisque dédié à
servir ses propres intérêts. Saper les bases de la réflexion, au fond - priver des mots pour le dire, - démonter l’accès à la complexité, masque une violence, une aliénation, la volonté
de..
fondre le savoir d’autrui en leur volonté, prendre
un pouvoir infernal sur les esprits…
…faire des hommes des moutons labellisés.
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Ce billet est une réponse aux questionnes posées à propos de Charles Darwin.
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* Fernando Pessoa – Le livre de l’intranquillité. Christian Bourgois éditeur. 1999. ISBN : 2-267-01516-1
** Détournement volontaire - bien sûr. Bien que fautive cette tournure fait sens.
(1) « La notion de catégorie ou concept – définie comme une relation entre mot, ce à quoi le mot se réfère,
c'est-à-dire des situations réelles dans lesquelles ce mot est utilisé, et les caractéristiques ou les attributs qui permettent d'identifier ce à quoi on se réfère. » Britt-Mari Barth – Le
savoir en construction – Retz – Paris – 2004 – Isbn : 978725622347, p 34.
(2) « mais nous avons insisté sur un sens plus large : pratiquement toute activité cognitive comprend et dépend du
processus de la catégorisation » p 31. « Le rôle de l’enseignant consiste à faciliter la conceptualisation, c’est-à-dire à guider l’élève dans la mise en relation pour qu’il puisse
organiser et intérioriser la nouvelle information à partir de ce qu’il sait déjà. » p 61 Britt-Mari Barth, l’apprentissage de l’abstraction, méthodes pour une meilleure réussite de l’école ;
RETZ, 1987, isbn : 9-782725-611990.
(3) « … on ne parle que pour exprimer des choses que l’on sent, ou que l’on pense, on cherche par un instinct naturel
le son le plus conforme à ses sentiments et les paroles les plus propres pour communiquer ses pensées : de sorte que si le génie est subtil ou grossier, tendre ou dur, civil ou rustique, humain
ou farouche, actif ou paresseux, tout cela se découvre dans les mots et dans les façons de parler. » De Méré, « Œuvres posthumes », t. III (« De l’éloquence et de l’entretien »), p 111-112.
In Histoire du visage – Jean-Jacques Courtine, Claude Haroche, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2007. p 162. ISBN : 9782228902144.
(4) def système : ensemble d'éléments interdépendants. « Le savoir est évolutif. … le savoir se structure comme un
réseau d'interconnexions (un ensemble organisé d'éléments dépendants), chaque personne crée son propre réseau en associant tout ce qu'elle sait ou ressent par rapport à une idée. Les points de
repère ne sont pas les mêmes. Pour un même savoir - un concept -, par exemple « démocratie » , l'expérience qu'un individu en a fait varier le sens qu'il attribue à ce mot. » p 51.
(4’)… (savoir/ subjectivité) « il n'est donc pas parfaitement neutre et objectif, il est pénétré par les valeurs et
les croyances de l'individu qui le détient. » p 51 Britt-Mari Barth – Le savoir en construction – Retz – Paris – 2004 – Isbn : 978725622347
(5) « Le développement cognitif comprend une capacité de plus en plus grande de dire à soi-même et aux autres, à
l’aide de mots ou de symboles ce qu’on a fait et ce qu’on fera. » (Bruner, JS, Toward a Theory of Instruction, Cambridge, Harvard University Press, 1966, p 13.) Britt-Mari Barth,
l’apprentissage de l’abstraction, méthodes pour une meilleure réussite de l’école ; RETZ, 1987, isbn : 9-782725-611990 Procréation ou reproduction ? Le vocabulaire est extrêmement important, il
détient un pouvoir politique.
(6) « Connaissant les gènes des parents, il nous est simplement possible d’énumérer les divers génotypes que peuvent
recevoir les enfants, non de prévoir celui qui sera effectivement réalisé. Si nous tenons compte de l’ensemble des caractères qui définissent l’individu, cette énumération aboutit à un nombre
d’enfants possibles pour un couple donné si élevé que deux enfants ont nécessairement des patrimoines génétiques différents (à l’exception des « vrais » jumeaux qui sont issus du même œuf) ;
Chacun de nous est unique, exceptionnel. Il ne reproduit aucun de ses parents ou de ses ancêtres. Il est le résultat d’une création et non d’une reproduction. » P 26 « Dans d’autres cas,
par chance, la protéine modifiée apporte un pouvoir nouveau ; elle permet de mieux résister à l’environnement, ou de se reproduire à un rythme plus élevé. De génération en génération, la
structure mutée se multiplie et finit par éliminer la structure initiale. Une population peut ainsi se diversifier et se transformer. » P 77
(7) « reproduction sexuée » et qui justement n’est pas une reproduction : deux êtres s’associent pour en procréer un
troisième. Le troisième n’est ni l’un ni l’autre des deux « parents », ni leur somme ni leur moyenne : il est nouveau, définitivement unique, exceptionnel. Albert Jacquard, moi et les autres,
initiation à la génétique, Point, Seuil, 1983, ISBN : 2-02-048237-1
(8) : Jacques Testart reprend le sens de ces deux termes.
Histoire-cnrs.revues.org « la biologie et, plus
particulièrement, ce qui touche à la génétique qui soulèvent des questions redoutables. En effet, la maîtrise de la procréation semble avoir atteint le stade où ce qui est incertain est
transformé en probable, rejoignant ainsi au niveau des objectifs généraux le but déjà atteint par les autres champs du savoir. C'est la thèse centrale de ce livre, que l'auteur justifie en
puisant dans l'histoire des vingt dernières années de recherche. Cette transition est explicite si l'on considère que l'on ne parle presque plus de procréation mais de reproduction. En effet, la
maîtrise de la procréation semble avoir atteint le stade où ce qui est incertain est transformé en probable, rejoignant ainsi au niveau des objectifs généraux le but déjà atteint par les autres
champs du savoir. C'est la thèse centrale de ce livre, que l'auteur justifie en puisant dans l'histoire des vingt dernières années de recherche. Cette transition est explicite si l'on considère
que l'on ne parle presque plus de procréation mais de reproduction. » En gros, les théoriciens insistant sur l’idée de reproduction ont à l’esprit l’idée d’un individu fait de gènes, d'un
individu « machine ».