« Lorsqu’on est en présence de cet immense travail, l’imagination en reste saisie et frappée et l’on se demande si l’on n’est pas
transporté tout à coup, comme par enchantement, dans un autre hémisphère où tout serait surhumain, phénoménal et éblouissant ; on ne peut s’imaginer qu’un seul homme fit tout cela sans le secours
de personne. »
Ferdinand Cheval, dit « Le facteur cheval », cahier de décembre 1911. (1)
à Cédric… tentative de réponse - bien imparfaite...
Henri Rousseau dit « Le Douanier Rousseau » s’est pris de passion pour la peinture à l’âge de 41 ans. A l'époque, on ironisait sur ses choix stylistiques. Le fin du fin - le courage des critiques - était de rabattre son interprétation de la nature au rang d'art « naïf ».
A partir de là, une conclusion s’impose : Rien n’est jamais dit.
Rien n’est jamais fait.
Rien n’est jamais achevé.
Bachelard est l’homme du tardif. L’expression est d’une poésie harmonieuse, sensible, touchante, sincère, vraie. Raphaël Enthoven en fait l’écho dans les nouveaux chemins de la connaissance : « Toute ma vie est sous le signe du tardif, disait-il à ses amis… Bachelard a travaillé 10 ans dans l’administration des postes… il obtient l’agrégation à l’âge de 38 ans…avant de devenir docteur en lettres à 43 ans, en 1927, grâce à son essai sur la connaissance approchée… (il) disait lui-même que le plus important était de prendre son temps. » (2) Chacun possède des vérités complémentaires - une prolifération de petites ingéniosités - des trouvailles qui constituent autant de talents, qu’il s'agit de libérer, d’exercer au fil du temps.
Le temps révèle, fait émerger des formes :
« J’ai commencé ce travail gigantesque à l’âge de 43 ans – écrit le Facteur Cheval à André Lacroix, dans une lettre qu’il ne lui enverra jamais. Je n’ai pas servi le gouvernement comme soldat mais je l’ai servi près de 30 ans comme facteur des postes. […] J’ajoute – note-t-il en bas de page – […] pensant que ça vous sera utile la longueur totale du monument. Elle est de 23 mètres, sa largeur à certains endroits est de 12 mètres, la hauteur varie aussi de 6.9 à 11 mètres, la forme entière de ce travail qui n’est qu’un seul bloc de rocaille qui a environ 600 mètres cube de pierres dans son ensemble. Le tout a été construit par la main d’un seul homme. » (3)
Le tombeau du silence...
De quoi ce projet pharaonique est-il le nom ? D’un concours de circonstance ? « Un jour du mois d’avril en 1879, en faisant ma tournée de facteur rural, à un quart de lieue avant d’arriver à Tersanne. Je marchais très vite, lorsque mon pied accrocha quelque chose qui m’envoya rouler quelques mètres plus loin. Je voulus en connaître la cause. Je fus très surpris de voir que j’avais fait sortir de terre une espèce de pierre à la forme bizarre, à la fois si pittoresque que je regardais autour de moi. Je vis qu’elle n’était pas seule. Je la pris et l’enveloppais dans mon mouchoir de poche et l’apportais soigneusement avec moi me promettant bien de profiter des moments que mon service me laisserait libres pour en faire une provision. A partir de ce moment, je n’eus plus de repos matin et soir. »
A quoi tient une œuvre ? A la présence d’un rocher sur lequel on bute, d’un choc en retour. D’un rêve ? D’une sommation interne, d’un besoin fondamental ? Ou d’un
désir essentiel ?
Le fait est que de construire – un roman, une école, une pédagogie – paradoxalement – ne trouve pas son intérêt dans sa finalité. La force de l’écriture, la
solidité d’un bâtiment, se situent dans la maçonnerie, dans l’élévation des savoirs assemblés, des recherches, du partage des idées en somme, non dans l’objet obtenu mais dans son
élaboration.
La fabrication – le Facteur Cheval le sait – est une bulle d’éternité. L’essentiel n’est pas dans la façade - comme ces dentelles aériennes pourraient le laisser
croire - l’essentiel est ailleurs. L’action de penser est un réservoir d’énergie. Le "faire" métamorphose, il est à lui-même son propre empire. La grande figure est un principe de construction de
soi.
Nietzsche, avec son âpreté habituelle, nous invite à suivre notre propre chemin, nous construire une identité solide. Trouve-toi un maître. Se trouver un maître, c’est élaborer des fortifications – fiables, sûres, motivantes – puisqu’elles émanent de soi, pour soi. L’efficace réside dans la capacité à « se constituer », « s’individuer », s’élever par la passion développée sur un sujet. Peu importe lequel (des maquettes aéronautiques, le système solaire de Vincent, participer à un club de gymnastique comme Clara, ou même de Majorettes comme Cindy.) Bref, se trouver.
Nous avons cette chance inouïe - incroyable – de pouvoir nous réaliser, nous investir – à notre manière. Chacun le peut. Tout le monde peut élaborer des concepts, imaginer des dispositifs de savoirs, accéder à la connaissance (pure/ de soi) : traverser une rivière, faire l’expérience de sa profondeur, aboutir à la finalisation d’un projet, accéder à l’eau vive d’une matière – il n’est pas nécessaire d’en appeler au « génie » pour cela. C’est une autre façon de voir les choses.
Faire ce qui doit être fait. Se trouver des domaines d’élection. Développer ses capacités. Exister avec plus ou moins de bonheur... cela demande un engagement… Des sacrifices ? … peut-être…
Il semble que pour cesser de subir, il faille devenir acteur. Etudier. Toute connaissance suppose un dépassement, une connaissance, une volonté.
-----------------------------------------
Petite vidéo trouvée sur la toile réalisée par un amateur du beau.
----------------------------------------------------------------
(1) Ferdinand Cheval, Le palais
idéal du Facteur Cheval, Quand le songe devient la réalité, Jean-Pierre Jouve, Claude et Clovis Prevost, ARIES éditions, Paris 1994, P 9. Nota : Le Palais Idéal se situe à
Hauterives, dans la Drôme.
(2) Raphaël Enthoven. 28.06.2010 - Gaston Bachelard, le dormeur éveillé : vie et œuvre. Les nouveaux chemins de la connaissance, France Culture.
(3) Ferdinand Cheval, Le palais idéal du Facteur Cheval, Quand le songe devient la réalité, Jean-Pierre Jouve, Claude et Clovis Prevost, ARIES éditions, Paris
1994, ISBN : 2-95-06317-0-3, p 7.