« Regarder d’en haut, c’est regarder les choses avec détachement, distance, recul, objectivité, telles qu’elles sont en elles-mêmes, en les replaçant dans l’immensité de l’univers, dans la totalité de la nature, sans leur ajouter les faux prestiges que leur prêtent nos passions et les conventions humaines. »
Pierre Hadot.
Qu’est-ce que la philosophie antique ?
(1995)
Les sciences, Pourquoi ?
Lorsque j’ai passé l’épreuve mémoire du CAFIPEMF, l’un des arguments qui m’a été opposé était le suivant : « On a l’impression – avec vous – que les sciences sont le remède miracle, la réponse à tout. »
Naturellement, vous vous en doutez – ma réponse a été plus que maladroite, lamentable.
Incapable d’évoquer mon travail sur les albums, je me suis jetée tête haute dans les rets du filet.
(Le stress peut provoquer chez l’individu humain (donc chez l’élève !) des réponses adaptatives assez variées. On peut citer le cas de la totale indifférence ou encore de l’exacerbation des capacités neuronales accompagnée d’un pouvoir de réflexion décuplé ; tel le zèbre qui jaillit des broussailles… Trêve de rêveries… Malheureusement, il existe également une autre réponse physiologique possible : celle de la sidération. La sidération – c’est celle de la girafe qui reste immobile face au prédateur – voire, encore, celle du blaireau qui tombe en catalepsie : un état qui s’apparente étrangement à celui de la mort – lequel s’accompagne généralement d’une odeur exécrable (supposément dissuasive dans le cas où le carnivore affamé tenterait néanmoins de dévorer tout cru la charogne). Pour ma part, vous vous en doutez, j’appartiens à cette dernière catégorie – décomposition totale – black-out de la pensée - effluves en moins. Du moins on l’espère pour le jury…)
Evidemment, les sciences ont besoin d’être défendues.
Elles détiennent une qualité, qui se retrouve bien évidemment dans d’autres matières (mais dans une moindre mesure) celle d’être une matière intru-disciplinaire.
Qu'es aquò ?
J’y viens…
« Les concepts quotidiens se forment spontanément au cours de l’expérience, avec un faible concours du langage »(1) p 53. Reprend Yves Clot à propos des pensées de Vygotski. Pour dire simple : nous serions en quelque sorte « programmés » pour conceptualiser dès la naissance.
La chercheuse en sciences cognitives Britt-Mari Barth confirme cette thèse dans un livre consacré à l’apprentissage de l’abstraction : « Quand quelqu’un décide que tels éléments vont ensemble pour certaines raisons, il a formé un concept. » (2) Ce caractère de notre esprit - " naturel" - ou du moins spontané est très avantageux sur de nombreux plans.
Ce procédé génère une économie de pensée, permet de gagner en mémorisation, donc de réfléchir plus efficacement.
Classer, diviser, trier, compartimenter, voilà des principes efficaces, des procédés commodes, sérieux, rassurants, conformes à la logique.
A l'évidence, l’avantage non négligeable d’abstraire est de pouvoir trier les idées en différents champs, de les classer en différents ensembles susceptibles d'être eux-mêmes enchâssés, croisés, modifiés...
Par exemple, si je dispose de la connaissance :
Mammifère
carnivore
Félin - canidés
Chat - chiens
Ces concepts me permettront d'accéder à la complexité du monde plus rapidement, de le rendre intelligible. Si le chat est un mammifère, je sais qu'il a le sang chaud, qu'il allaite ses petits, etc. sans même ne l'avoir jamais vu.
De fait... Faire des catégories est une aptitude intéressante.
Et c’est tout le travail de Stanislas Dehaene que de décrypter comment fonctionne ce système. « Notre système visuel « catégorise » - dit-il - c'est-à-dire qu’il décide de regrouper des images très différentes en un seul et même objet. » (3)
De fait, nous conceptualisons sans cesse, nous analysons de nombreux paramètres afin d’évaluer notre environnement, d’en déterminer les dangers potentiels. Nous émettons des hypothèses, nous jaugeons les risques.
Mais cet avantage adaptatif, cette qualité qui consiste à « intégrer à chaque objet perçu, l’ensemble de ses qualités sensibles »(4) n’est pas sans incidence… « Notre propension à imposer du sens et des concepts inhibe notre conscience des détails qui constituent ces concepts. »(5) p 104. Rappelle Nicholas Taleb. Les glissements sémantiques nous guettent à tous les coins de la pensée. De l’analogie à l’amalgame, il n’y a qu’un pas.
Ainsi, si elle est inévitable, pour Nicholas Taleb « La catégorisation conduit toujours à minimiser la complexité réelle des choses. » (5) p 43.
Le problème n'est donc pas le concept en lui-même. Mais la limitation du monde à ces derniers. Lorsqu'on est contonné aux limites d'un petit univers, comment s'envoler vers d'autres mondes ? S'affranchir des frontières et développer de nouvelles représentations ?
Nous y voilà… Enfin.
Le Français, les mathématiques sont des concepts - appelons-les étiquettes, pour quoi non ? - utiles à fin de se repérer, pas de doute.
Le souci est de les enfermer en disciplines hermétiquement closes.
«Il faut remarquer que l'hyper-spécialisation des sciences humaines détruit et disloque la notion d'homme… » Explique Édgar Morin, science avec conscience, p 118.
Pourquoi ?
Le fait que les matières soient cloisonnées, qu'une frontière imperméable bien souvent matérialisée par l’emploi du temps, les sépare y contribue. Ce principe de dissociation ne se fait pas en un jour. Mais il finit par produire de puissantes structures dans l’esprit. Chaque système étant clos sur lui-même telle une bulle, sclérose l’esprit d’analyse global – interdit les interactions complexes.
Il s'agit - non pas d'en revenir à une vision multidisciplinaire ou interdisciplinaire - mais de construire des pratiques "intru-disciplinaire". C'est-à-dire d’être attentif, de rendre lisible les intrusions effectuées par chacune d'entre elle en chacune.
Par exemple, comme nous le verrons dans un prochain article, faire des mathématiques en fabriquant un moulinet (moulin à vent).
Pour enfoncer le clou : Loin de complexifier l'apprentissage - rendre explicite l'usage du "français" en "math" (lorsqu'on lit un problème), c'est valoriser l'usage du français, certes. Mais c'est surtout pointer la faille qui - souvent - fait échouer les élèves en évaluation (Ce dont ils n'ont absolument pas conscience. Ces derniers attribuant leurs difficultés à des déficiences en terme de calcul et non de compréhension linguistique de l'énoncé.). Bref, c'est provoquer de nouvelles intelligibilités, c'est pousser encore plus loin la clarté des apprentissages - au sens de Britt-Mari Barth, Patrick Rayou et bien d'autres militants de la "pédagogie explicite" (Bien que cette dernière relève d'un concept différent : celui d'une programmation explicite.). Créer des passerelles, des liens, des ponts. Pour reprendre les propos de Roland Jouvent à propos des neurones « … l'important c'est moins leur nombre que leur ramification. »
Bref, l’important est de non pas réduire un individu ou une discipline à des contenus isolés mais les replacer dans leur complexité, leurs influences, rendre transparente leurs interactions. Simplement, rétablir les relations qui composent le monde.
Aussi en 198 av. J.-C. le Grec Eratosthène était-il à la fois poète, critique littéraire, géomètre, historien, astronome, mathématicien, directeur de la bibliothèque d’Alexandrie et bien sûr encyclopédiste… A l’époque, jusqu’à une période assez récente (Voltaire…) ce qui était préconisé c’était la recherche d’un savoir universaliste.
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Roland Jouvent... Psychiatre à l'hôpital de La Salpêtrière, Directeur de l'unité CNRS consacrée aux émotions... France Culture, émission d'Olivier Lyon Caen avec ou sans rendez-vous (14h00-15h00) du mardi 1er septembre 2009 intitulée « mémoire et psychiatrie ».
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(1) Avec Vygotski, Sous la direction d’Yves clos, la dispute, 1999, P 53.
( 2) Britt-Mari Barth, L’apprentissage de l’abstraction, Retz, Paris , 1987, P 29
(3)Les neurones de la lecture, opus cité, page 349-350.
(4) Les origines de la pensée chez l’enfant, Henri Wallon, PUF, 1945 PP 478-479.
(5) Nicholas Taleb, Le cygne noir.
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Sites
Revue Tréma.
Du graphisme à la verbalisation - Académie de Lille.
Skhole.fr. (Une mine su Vygotski - Annah Arendt, et;)